Comment, quand on est soignant, prendre soin d’un patient dont la culture n’a pas grand-chose en commun avec la sienne ? La question est primordiale car, comme le rappelle Serge Bouznah, médecin et spécialiste en clinique transculturelle* : « L’alliance thérapeutique est un défi complexe lorsque patient et soignant ne partagent pas les mêmes références culturelles. » Quand deux cultures différentes se rencontrent, peut en effet se produire un véritable « choc social », notamment dans les situations de soins complexes (vulnérabilité, précarité), qui entraîne une forme d’incompréhension entre soignant et soigné, avance Philippe Bonneels, infirmier SIAMU et spécialisé en "santé mentale et contexte précaire" et doctorant en anthropologie médicale et de la santé, à Louvain (Belgique). Par culture, souligne-t-il, on entend un ensemble de valeurs, de normes, de croyances et de comportements qui sont transmis au travers de la participation sociale. « Il existe des savoirs qui sont évidents quand on fait partie d’un groupe mais qui paraissent étranges à l’extérieur , relève-t-il. La culture a une expression visible (comportement, objet), et une dimension qui l’est moins (normes, valeurs…). »
Deux conceptions s’affrontent, deux récits cheminent sans se rencontrer...
La nécessité parfois vitale d'établir un dialogue transculturel
Dans une telle situation, ce sont deux récits qui se confrontent : celui du médecin, qui présente un projet diagnostic et thérapeutique, et celui du patient, qui cherche plutôt à donner un sens à ce qui lui arrive et qui peut se construire sur des traditions, des croyances, des rituels de fait très éloignés du discours médical, poursuit Serge Bouznah. Et de prendre l’exemple d’une Mahoraise dont le nourrisson était atteint d’une maladie génétique mortelle nécessitant une greffe de moelle. Suivie par une équipe d’un service d’immunologie, cette mère a émis le souhait de retourner à Mayotte ; la maladie de son enfant aurait été « une affaire de Djinn », ne pouvant être soignée que grâce à des rituels. Ici, deux conceptions s’affrontent qui dressent toutefois une même conclusion : sans les soins adaptés, médicaux pour les uns, ésotériques pour l’autre, la maladie aura raison de l’enfant. « L’équipe soignante s’est alors interrogée sur la pertinence de lancer un projet de soin aussi lourd que celui d’une greffe de moelle osseuse sur plusieurs mois », souligne le médecin. « Les deux récits cheminent sans se rencontrer. » D’où la nécessité pour les deux parties d’établir un dialogue transculturel, afin de comprendre comment l’autre – et dans ce cas précis le patient – réfléchit.
On passe d’une interprétation de la maladie qui n’est que biomédicale à une interprétation qui prend aussi en compte le point de vue du patient.
La médiation pour favoriser l'approche transculturelle
Ce sont notamment dans ces situations que se révèle alors tout l’intérêt de la médiation en santé, défend-il. Celle-ci suppose en effet de redonner une forme de maîtrise du patient sur son état de santé. Elle vise ainsi à « restaurer le pouvoir d’agir des patients en situation de fragilité. C’est comment on passe d’une interprétation de la maladie qui n’est que biomédicale à une interprétation qui prend aussi en compte le point de vue du patient », assure Serge Bouznah. Il s’agit de faire participer le patient à la définition de ce qu’il lui arrive afin de pouvoir mettre en place par la suite les moyens de thérapie les plus appropriés.
Le recours à la langue maternelle du patient devrait être possible à toutes les étapes critiques du projet de soin. C’est un impératif technique et éthique.
Mais pour qu’il y ait une véritable médiation, encore faut-il que soignants et soignés puissent communiquer. Le recours à « la langue maternelle du patient devrait être possible à toutes les étapes critiques du projet de soin. C’est un impératif technique et éthique», estime le médecin qui, depuis plus de 20 ans, a mis en place pour les soignants confrontés à ce type de cas un dispositif de médiation qui fait intervenir des médiateurs de même origine que les patients. « Il faut travailler avec des interprètes de qualité, formés dans le champ médical qui est le leur, et il faut qu’il y ait des soignants formés à utiliser ces interprètes », juge-t-il. Car à l’arrivée, on constate une meilleure alliance thérapeutique. C’est en tout cas ce que tend à démontrer une étude, publiée dans BMJ Open, menée sur des patients issus de l’immigration atteints de maladies chroniques et pris en charge à l’hôpital Necker. Elle conclut notamment à un moindre recours aux urgences et à des relations plus sereines entre les soignants, les patients et leur famille.
Il y a enfin un autre élément fondamental : savoir utiliser la richesse que représentent les soignants issus de la diversité culturelle en les formant à ce type de médiation en santé.
L'exemple d'Hada Soumare, IPA auprès des Soninkés
Hada Soumare, infirmière en pratique avancée (IPA), fait partie de ces professionnels de santé. « Je suis moi-même issue de deux cultures », se présente-t-elle, ce qui la pousse à « réfléchir à son histoire personnelle et professionnelle. » Après une première expérience à l’hôpital Lariboisière (Paris) où elle est confrontée à des patients venant d’Asie avec une « perception de la santé très différente », elle intègre un centre de santé en Seine-Saint-Denis. « Je me suis posé la question de la légitimité de mon questionnement », raconte-t-elle. Aussi choisit-elle de consacrer son mémoire de fin d’études d’IPA à « ces populations qui sont un peu invisibles » que sont les Soninkés, un peuple présent au Mali, au Sénégal ou encore au Burkina Faso, et avec lesquelles elle partage la même origine.
Ce qu’on essaie de faire, c’est de prendre la culture au sens large, de prendre en compte toutes ses composantes en recourant aux soignants qui ont une double culture.
Avec l’Association pour la Promotion de la Langue et de la Culture Soninké (APS), elle développe une approche "d’aller-vers" auprès des travailleurs migrants soninkés, notamment sur les questions « du vieillissement, de la maladie chronique ». « Ce qu’on essaie de faire, c’est de prendre la culture au sens large, de prendre en compte toutes ses composantes : comment les Soninkés évoluent dans le système de santé, comment ils s’appuient sur la communauté… en recourant aux soignants qui ont une double culture », détaille-t-elle.
L’objectif est aussi bien de favoriser l’accès aux soins pour ces populations que de faire passer un certain nombre de messages de santé publique : sujets relatifs à la santé des femmes, dont excisions et violences sexuelles, prise en charge du cancer du sein… Et pour ces patients issus de l’immigration, pouvoir s’appuyer sur des soignants qui ont connaissance de leurs spécificités culturelles facilitent en effet le recours aux soins. « Nous sommes reconnaissants d’avoir [des immigrés soninkés] de deuxième génération qui sont là pour s’occuper de nous, qui nous aident à réfléchir aux problématiques de santé que nous rencontrons », confirme M. Dembélé, un patient soninké suivi par l’IPA. « Il faut encourager nos compatriotes à aller voir ces soignants-là, car s’ils sont malades mais qu’ils ne consultent pas de professionnels de santé, alors ils ne guériront pas », conclut-il.
*Lors de la table ronde « S’adapter aux autres dans les soins sans frontières : Valoriser l’approche transculturelle dans la Pratique Infirmière » organisée lors du Salon infirmier, qui s’est tenu porte de Versailles (Paris), les 26 et 27 mars 2025.
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