Elles sont trois infirmières à avoir participé au Congrès de la chaire internationale Mukwege (voir encadré), du nom du gynécologue et militant kino-congolais Denis Mukwege qui a fait du traitement des violences sexuelles contre les femmes son cheval de bataille. Lors de la Grande discussion sur « La contribution infirmière en matière de lutte contre les violences faites aux femmes »* du Secrétariat international des infirmières et infirmiers de l’espace francophone (SIDIIEF), elles ont présenté leurs travaux et leurs projets (de recherche, de prise en charge) dédiés à la lutte contre ces violences, notamment dans les populations autochtones et subsahariennes. Trois initiatives infirmières qui s’inscrivent dans une même philosophie : l’ouverture vers des pratiques, des savoirs qui se sont construits en dehors des schémas occidentaux, en privilégiant l’approche populationnelle.
Car dans la prise en charge de ces phénomènes de violence basée sur le genre, il faut garder à l’esprit que « ce que l’on fait est issu d’un historique colonialiste», a souligné Karina Dubois-Nguyen, directrice de l’Unité de santé internationale de l’École de santé publique de l’Université de Montréal (Canada), qui animait la séance. « Nous tenons désormais à valoriser les savoirs autochtones » en misant sur l’interdisciplinarité et en déployant une vraie sensibilité aux spécificités et contextes locaux.
Un projet de recherche interventionnelle sur la santé sexuelle des adolescentes
Le projet de recherche interventionnelle d’Émilie Gélinas, étudiante au doctorat en santé publique de l’Université de Montréal, porte sur la santé sexuelle et reproductive des adolescentes au Sénégal. Il a d’abord consisté à faire une synthèse des connaissances sur le sujet, avec l’objectif de développer par la suite des interventions adaptées à cette catégorie de population et à son contexte social, économique et culturel. Il s’est appuyé sur les contributions d’une pluralité d’acteurs : professeur d’université, l’Institut de Santé et de Développement (ISED) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, et le Centre de Guidance Infantile et Familiale de Dakar (CEGID), qui milite notamment sur le sujet des violences faites aux enfants, aux adolescents et aux femmes. Elle a ainsi mobilisé 19 articles, issus des bases de données Pubmed et Cinalh, devant chacun présenter des études menées sur la prise en charge des violences sexuelles dans le contexte de l’Afrique subsaharienne, détaille-t-elle.
De cette revue de la littérature, elle tire comme conclusion qu’il existe 4 catégories d’interventions, qui démontrent chacune des résultats probants :
- Communautaires, qui démontrent des impacts positifs sur « la confiance en soi » des victimes de violences sexuelles, ainsi qu’un « plus grand soutien par l’entourage, une meilleure compréhension » du phénomène et de ses conséquences et « un plus grand engagement » de la communauté.
- D’autonomisation économique, qui visent à renforcer le pouvoir des adolescentes sur les plans « social, sanitaire et économique pour faire face aux violences sexuelles ou basées sur le genre ». Celles-ci ont des résultats positifs sur le sentiment d’auto-efficacité, notamment, mais n’affichent pas de résultats significatifs sur la réduction du harcèlement sexuel.
- En milieu scolaire, dans le but « d’acquérir des compétences en autodéfense et en autonomisation. Elles montraient des progrès sur la lutte contre les agressions », mais peu d’impacts sur la lutte contre les violences entre partenaires ou intrafamiliales.
- Multifactorielles et globales combinant actions de prévention et prises en charge. Ces dernières ont « un résultat positif sur le signalement, la compréhension, l’engagement de la communauté » et permettent de créer un réseau pour l’ensemble des acteurs impliqués dans la lutte contre les violences dues au genre.
Les infirmières constituent le premier point d’entrée de ces adolescentes, donc elles sont centrales dans la prise en charge des survivantes de violences sexuelles.
En partant de cette synthèse des connaissances, elle et son équipe tiré trois constats : « l’importance de l’éducation des communautés », la pertinence d’une approche participative, qui garantit que les actions répondent bien aux besoins de la communauté, et le fait que l’approche multidisciplinaire et globale représente la voie la plus prometteuse. Ces résultats ont contribué à la mise en place d’interventions reposant sur les centres interprofessionnels sénégalais, qui regroupent services de santé, juridiques et psycho-sociaux et qui sont situés dans « des établissements fixes », mais aussi sur des équipes mobiles, soit « un bus qui se promène dans les régions les plus mal desservies par l’État. Cela nous a permis de mener une campagne de prévention de masse, avec des moyens adaptés au Sénégal », avec des messages passant par des vecteurs culturels traditionnels (contes, recours à des figures emblématiques issues de la tradition sénégalaise…). « Dans le modèle adopté, les infirmières constituent le premier point d’entrée de ces adolescentes, donc elles sont centrales dans la prise en charge des survivantes de violences sexuelles », conclut Émilie Gélinas. Sa recherche devrait faire prochainement l’objet d’une publication.
Quelle posture soignante adopter face aux mutilations génitales ?
Il faut « réfléchir aux mots que l’on utilise pour décrire une situation de violence particulière, pour trouver ceux qui sont les plus appropriés pour les personnes », recommande Bilkis Vissandjee, professeure titulaire à la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal, au Québec. C’est le cœur de son intervention : comment aborder les faits de mutilations génitales avec celles et ceux qui en sont victimes. Traiter la question suppose en premier lieu de poser une définition claire de ces violences. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les mutilations génitales, uniquement considérées du point de vue des femmes, sont des « pratiques néfastes », qui consistent « à faire l’ablation partielle ou totale des organes génitaux externes de la femme, ou à y pratiquer des lésions, pour des raisons non médicales. » Une définition à laquelle Bilkis Vissandjee juge essentiel de rajouter la question du consentement et d’effacer la question du genre. « On ne doit pas uniquement parler des mutilations pratiquées sur les femmes, mais plutôt d’ablation des organes génitaux chez toutes les personnes, et réalisée sans leur consentement », insiste-t-elle, citant la circoncision comme une intervention pouvant être vécue comme une violence. Elle défend ainsi l’importance « d’une approche inclusive et sensible » qui prenne en compte des expériences différenciées selon chaque individu. « Nous avons tous une expérience unique » des choses, et il est primordial de « s’assurer qu’on réfléchit à la manière dont on utilise nos mots en tant que professionnels, mais aussi de les partager et de les expliquer. »
Les femmes présentent de plus grands risques de violences conjugales de la part de leur partenaire ou des personnes de leur communautés.
Parallèlement, les professionnels de santé, et en particulier les infirmiers qui sont en première ligne, ne peuvent pas faire l’économie de s’emparer des questions éthiques et juridiques que soulèvent ces pratiques. Celles-ci sont définies « clairement comme un crime au Canada. Et dans cette perspective, les infirmiers ont l’obligation de signaler aux autorités toute situation de suspicion ou risque d’une mineure qui pourrait y être soumise. » Quant à la prise en charge médicale de ces mutilations, les soignants y sont encore peu formés. D’où la nécessité pour les infirmiers de développer de nouvelles formes d’approche de prise en charge afin de documenter les impacts psychologiques et sociaux des souffrances vécues. Il faut ainsi « faire reconnaître ces enjeux éthiques et nos obligations déontologiques pour nous positionner comme infirmière, en proximité, dans les soins intégrés, dans la recherche, la prévention, l’accompagnement », achève-t-elle.
Prendre en charge les traumatismes transgénérationnels chez les peuples autochtones
Lucie-Catherine Ouimet, infirmière praticienne spécialisée en soins de première ligne (IPSPL) dans la clinique de proximité créée en partenariat par Médecins du Monde et le Centre d’amitié autochtone de Montréal, prend en charge une population marquée par un traumatisme transgénérationnel : celui des enfants autochtones arrachés à leurs familles à partir du milieu du XIXème siècle pour être éduqués dans les pensionnats canadiens. « Ça a créé un impact sur toutes les générations suivantes, avec des ancêtres qui ont perdu leur identité, des enfants qui sont revenus dans leur famille mais qui ne connaissaient plus la langue ni la spiritualité de leurs parents » explique-t-elle. Les conséquences pèsent particulièrement sur les femmes, qui étaient au cœur de la transmission culturelle dans ces populations autochtones. « On sait que femmes présentent de plus grands risques de violences conjugales de la part de leur partenaire ou des personnes de leur communautés. Elles sont également les plus représentées en itinérance [se dit des gens sans domicile, ndlr] et dans les prisons. » Elles sont aussi plus susceptibles de disparaître sans explication.
Quand on parle de décolonisation, on doit reconnaître qu’il existe d’autres savoirs et connaissances, qu’il faut sortir du paradigme occidental.
Ce constat a amené l’infirmière, elle-même issue de la communauté anishinaabe, « à essayer de comprendre cette violence, structurelle », via une approche à double perspective. Cela signifie « qu’on regarde la réalité occidentale mais avec un œil et qu’on analyse la réalité autochtone » de l’autre. « Quand on parle de décolonisation, on doit reconnaître qu’il existe d’autres savoirs et connaissances, qu’il faut sortir du paradigme occidental », insiste-t-elle. La clinique de proximité dans laquelle elle exerce s’est développée un peu sur le modèle des dispensaires. Elle met en place une approche holistique, notamment fondée sur la compréhension des traumatismes, mais qui parallèlement tend de plus en plus à s’appuyer sur les forces des individus. Une approche qui suscite plus de confiance chez les Autochtones, comparé au système de santé occidental dont les communautés se sont complètement désengagées.
C’est en décembre 2024 que s’est tenu à Montréal le 5ème Congrès de la Chaire internationale de Mukwege, qui vise développer les recherches interdisciplinaires dans le domaine des violences sexuelles et celles basées sur le genre et à fédérer les connaissances. Organisé autour de la thématique « Mettre fin aux violences basées sur le genre : autonomisation des femmes et développement durable », il entendait réunir acteurs politiques, de la santé ou économiques et éducationnels, experts cliniques ou en recherche, ou encore organisations qui défendent ll’égalité de genre et les droits des femmes et des enfants. « On voulait faire un état d’avancement des connaissances en lien avec la lutte contre les violences faites aux femmes autochtones », relate Karina Dubois-Nguyen. À partir des différentes interventions qui s’y sont succédé, un Manifeste a été élaboré, qui liste un certain nombre de recommandations sur le sujet. Celles-ci s’adressent « aux décideurs, aux organisations communautaires, aux professionnels. » Le 6ème Congrès est déjà prévu : il aura lieu du 11 au 13 décembre 2025 à Bruxelles.
*Organisée en webinaire le jeudi 11 septembre 2025.
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