«On a largement galéré et on en a sué…» À l'instar de Delphine Reguer, cadre supérieure de santé à la direction des soins du CH de Muret (Haute-Garonne), le challenge proposé le 6 mars à Paris par l'Agence nationale de la performance sanitaire et médico-sociale (Anap) a échauffé les méninges de plus d'un cadre de santé autour d'une joute de plannings testant l'apport de l'intelligence artificielle (IA). Dans cette circonstance, vingt s'y sont attelés — sur quelque 390 candidatures reçues —, issus de tous horizons* et opérant chacun dans leur coin dans deux salles distinctes autour d'un scénario fictif :
- 10 ont travaillé d'un côté sur le classique tableur, ce qui fut d'ailleurs le cas de la responsable de Muret ;
- 10 autres ont testé chacun un outil d'IA à raison de deux par solution.
5 applications d'IA étaient précisément passées au crible : Hopia, MedHop, Optacare, Probayes et Swappy. À la sortie, la comparaison s'est faite sur les 20 plannings.
Des contraintes complexes à intégrer
Le scénario proposé consistait à concevoir le planning mensuel d'un service employant en 12 heures cinquante-neuf agents, dont dix infirmiers de jour comme de nuit, avec de prime abord quelques contraintes plus ou moins prioritaires : des demandes de congé et de départ en formation ; la fin de vie du parent d'une soignante dont l'état de santé se dégrade au fur et mesure de la journée… À ces premiers éléments matinaux sont venues se surajouter de nouvelles contraintes l'après-midi même : l'apparition d'une épidémie dans l'équipe qui amène dix infirmiers à se mettre en arrêt maladie, avec possibilité d'autoriser des heures supplémentaires ; une demande de la direction des soins d'augmenter les effectifs pour passer à onze infirmiers de jour comme de nuit. En somme, «des contraintes proches de la vie réelle des hospitaliers, assez complexes mais toutefois faisables», résume Aurélien Pierre, expert ressources humaines à l'Anap.
Quatre questions essentielles
Quatre questionnements ressortent derrière ce duel IA versus tableur, glisse Matthieu Girier, directeur de la performance des ressources humaines de l'agence. L'IA va-t-elle tenir ses promesses en termes de qualité du service rendu ? Le gain de temps sera-t-il réel ? Répond-elle mieux aux contraintes des hospitaliers ? Quel est son impact sur la qualité de vie et les conditions de travail voire peut-elle même véritablement changer des vies ? Les plannings produits ont été mis sur une clé USB et une fois anonymisés, ils seront examinés par un jury d'experts associant l'Anap mais aussi l'Association nationale des cadres de santé, l'Association française des directeurs des soins et l'Association pour le développement des ressources humaines dans les établissements sanitaires et sociaux, sans oublier les trois fédérations hospitalières, publique, privée et privée à but non lucratif. Le verdict final sera connu le 26 mars à Paris lors du salon People 4 Health. L'objectif n'est pas tant de mettre en avant une solution mais avant tout le degré de maturité de l'IA sur ces sujets de ressources humaines.
Une prise en main plutôt facile et rapide
Les premiers retours à chaud de Delphine Reguer mais aussi de trois de ses collègues (Laëtitia Bonnouvriée du CH psychiatrique de Rouffach en Alsace, Gaëlle Gabriel du CH d'Annecy-Genevois en Haute-Savoie et Pierrick Boissel du centre médico-psychologique de Douarnenez dans le Finistère) confirment le «potentiel» de l'IA là où l'historique tableur s'avère effectivement «assez laborieux» dans son utilisation. Pour les dix cadres amenés à plancher sur l'IA, l'outil testé leur a été affecté de façon totalement arbitraire en amont de cette journée. Ils ont ensuite bénéficié d'une demi-journée d'acculturation. Pour autant, c'est bel et bien une "page à blanc" qui s'offrait à eux le moment venu, imposant de construire une matrice avant d'affiner leur travail comme pour leurs collègues sur tableur finalement. En tout cas, l'utilisation des outils d'IA s'est révélée somme toute relativement «facile» et le rendu «rapide», passée une phase de paramétrage.
L'espoir de sortir du tout planning
Chez ces manageurs de terrain, qui passent en moyenne deux à trois heures pour élaborer le planning du mois suivant, puis une à deux heures par jour, voire pour plusieurs d'entre eux 50% de leur temps, à l'affiner au fil de l'eau pour intégrer les aléas organisationnels, l'idée sous-jacente est de se redonner du temps pour "accompagner correctement" ses équipes. C'est particulièrement vrai des nouveaux recrutés dans l'optique de les fidéliser. Ils y voient l'opportunité de s'impliquer davantage dans les projets institutionnels, dans la prise en charge des patients, voire de désamorcer avant le point de non-retour certaines situations tendues avec les familles. Enfin, tous en conviennent, c'est l'espoir d'une bulle d'air qui aère un esprit trop souvent surchargé car «Le planning, quand on n'y est pas on y pense. Ça phagocyte notre énergie au quotidien».
* Originaires de différentes régions métropolitaines et pour l'un d'entre eux d'outre-mer, les vingt cadres de santé retenus opèrent aussi bien dans le public que le privé et dans le sanitaire que le médico-social.