« Le juge ordinal, qui n’a pas les mêmes compétences que celles du juge du contrat, n’entre en condamnation pour la qualification déontologique de ces faits allégués que s’ils lui apparaissent manifestement et objectivement établis ; il appartient aux intéressés de rechercher, d’abord, la sanction civile de leur litige de droit privé. » Cette conclusion, la chambre disciplinaire nationale de l’Ordre infirmier a dû la rendre à plusieurs reprises depuis la fin de l’année 2024. Et toujours dans le même cadre : celui d’appels formulés par des infirmiers libéraux, titulaires et remplaçants, pour dénoncer la licité des contrats qui les lient (légalité ou non d’une clause de non-concurrence, non-respect du délai d’un préavis dans le cadre d’une rupture d’une relation contractuelle…) ou le versement nul ou partiel de rétrocessions. « En 2024, 23% des affaires disciplinaires portaient sur des affaires contractuelles, et 21% sur des affaires de non-confraternité, dont beaucoup ont en arrière-plan des questions supposées de déloyauté contractuelles, soit presque une moitié », rapporte en effet Christophe Eoche-Duval, conseiller d’État et président titulaire de la chambre disciplinaire nationale. Or, dans bien des cas, lorsque les conditions ne sont pas remplies, ces litiges ne relèvent pas de la compétence de la juridiction ordinale.
La faute doit être « manifeste, objective et grave »
À l’origine des saisies en appel de la chambre nationale sur ces sujets, il y a la tentation de croire « qu’on obtient plus vite ou mieux réparation devant le juge ordinal que devant le judiciaire » surtout lorsque le litige contractuel s’accompagne d’un différend financier, avance-t-il comme hypothèse. Et pour soutenir leur démarche, les infirmiers et leurs avocats s’appuient sur l’Article R4312-4 du code de déontologie : « L'infirmier respecte en toutes circonstances les principes de moralité, de probité, de loyauté et d'humanité indispensables à l'exercice de la profession. » Problème : la disposition de cet article et son application sont en réalité très larges. « Selon une jurisprudence classique, le fait de violer manifestement, objectivement et gravement pour un infirmier une relation contractuelle avec un confrère représente un manquement déontologique », explique le conseiller d’État.
On ne peut pas considérer qu’une faute contractuelle supposée, alléguée, est nécessairement une faute déontologique, dans la mesure où, en plus, elle n’est ni manifeste, ni objective.
« Manifeste, objectif et grave ». Voilà les trois mots clés qui permettent de déterminer si un fait commis par un infirmier relève de la faute déontologique. « La faute déontologique doit revenir à cette réalité-là : elle doit résultat d’un fait manifeste et objectif, de manquement à l’obligation professionnelle de loyauté », martèle-t-il. Il n’appartient pas à la chambre disciplinaire « de sanctionner la méconnaissance par un infirmier d’un contrat -d'exercice en commun ou de collaboration- qui le lie à un autre infirmier que dans l'hypothèse où ce contrat ou une de ses clauses litigieuses méconnaîtraient objectivement et de manière manifestement grave les conditions d'exercice de la profession d’infirmiers affectant – dans ces conditions- leur déontologie », tranche par exemple celle-ci dans une affaire opposant deux infirmières libérales sur une question de clause de non-concurrence jugée non réglementaire.
Sur les questions de contrat, le juge judiciaire plus apte à trancher
Si un professionnel est bien en droit de dénoncer un manquement entachant ses relations contractuelles avec un autre infirmier, encore faut-il que des éléments probants viennent le prouver. Et c’est le juge judiciaire qui est alors le plus apte à trancher sur ces questions. « Notre État de droit réserve des blocs de compétences à des juridictions et pas à d’autres », rappelle le président de la chambre disciplinaire nationale. « On ne peut pas considérer qu’une faute contractuelle supposée, simplement alléguée, entraîne nécessairement une faute déontologique, dans la mesure où il ressort de l’instruction qu’elle n’est ni manifeste, ni objective, et ce d’autant plus si le juge judiciaire n’est pas intervenu pour la juger, ou, s’il est intervenu, qu’il n’a pas tranché dans le sens de la thèse de la plainte. » Car dans les différentes affaires sur lesquelles la chambre disciplinaire n’a finalement pas pu conclure, le recours au juge judiciaire n’a souvent même pas été envisagé, au détriment même des professionnels, auxquels manquent alors les arguments tangibles, objectifs d’une décision prise par la juridiction appropriée. Et à défaut de ces éléments, « ne jouons pas le rôle du juge du contrat », insiste Christophe Eoche-Duval.
Recourir préalablement au juge judiciaire, et ce même si la chambre disciplinaire demeure indépendante des autres juridictions, est d’ailleurs d’autant plus pertinent que les pouvoirs du juge ordinal sont limités. Contrairement aux juges judiciaire ou pénal, celui-ci « ne procède pas à une instruction » et ne réalise pas d’enquête – sauf de dans de très rares cas, comme l’affaire de l’hydrotomie percutanée qui, par le nombre important d’infirmiers mis en cause, avait convaincu la chambre de solliciter l’avis de l’Académie de médecine. « Le propre de la juridiction ordinale, c’est qu’elle se contente de la procédure écrite que leur apportent les plaignants et ceux qui se défendent de ces plaintes », souligne Christophe Eoche-Duval. « Et les plaignants ne sont pas des enquêteurs de police, ce ne sont pas non plus des détectives privés. » Et impossible par ailleurs pour la chambre de statuer, dans le cas d’un différend financier, sur les sommes qui n’ont pas été versées au titre de rétrocessions, par exemple ; elle n’a tout simplement pas les moyens humains et techniques de les vérifier.
Des réunions de conciliation encore trop peu mises à profit
Comment expliquer la judiciarisation de ces conflits ? Il y a probablement un travail en commission de conciliation qui ne parvient pas à se faire. Lorsqu’un infirmier saisit l’Ordre pour l’alerter sur une éventuelle faute déontologique commise par un ou une collègue, la procédure débute toujours par l'organisation d'une réunion de conciliation, qui peut suffire à régler le litige. Mais, à l’heure actuelle, l’Ordre n’est pas en mesure d’évaluer le taux de réussite de ces commissions. « Nous ne disposons pas de données précises sur le sujet, parce que cela se traite au niveau des départements. Et nous n’avons pas les outils qui nous permettraient de les obtenir », indique Sylvaine Mazière-Tauran, sa présidente. Cette phase médiatrice, conçue pour apaiser les situations de conflit avant qu’elles ne s’enveniment et conduisent jusqu’à saisir la justice, est encore trop souvent peu considérée par les professionnels. Il arrive en effet que « lors de ces réunions, même la partie adverse qui a déposé une plainte ne se déplace pas », déplore Christophe Eoche-Duval. Peu importerait, finalement, cette étape, qui ne servirait que de marchepied à une procédure judiciaire. « On n’obtient pas forcément gain de cause à 100% lors d’une conciliation », reconnait-il. « Mais à partir du moment où nous avons affaire à des professionnelle, je trouve qu’il y a presque un manque de confraternité à ne pas entrer loyalement dans une logique de médiation pour apaiser un conflit. »
Pourtant, ces réunions de conciliation sont « une chance », juge-t-il, dont dispose la profession infirmière et qui peut justement lui épargner le long – et souvent coûteux – recours à la justice. La loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite loi Kouchner*, a en effet créé un système qui, mécaniquement, peut rapidement conduire un professionnel de santé à se retrouver devant le juge. Dès lors qu’une plainte est déposée, elle doit être instruite par un conseil de conciliation qui, immanquablement, doit transmettre un procès-verbal au juge. Et en cas de non-conciliation, ce dernier doit immanquablement statuer à son tour, ouvrant la porte à un recours au juge d’appel. « Les infirmiers n’en ont pas assez conscience », observe le conseiller d’État. Beaucoup découvrent alors avec sidération les réalités de la justice bien trop tard, souvent lorsque tombe une sanction. « On constate qu’entre le dossier de première instance et le dossier d’appel, il y a brusquement comme un réveil du mis en cause », qui s’empare alors de sa défense. « Et apparaissent parfois des pièces qui ont manqué au premier juge. »
Un manque de formation sur la déontologie ?
Est-ce alors à dire que les infirmiers manquent, dès l’abord, de formation et d’information, à la fois sur la déontologie et sur les mécanismes qui permettent de la faire respecter ? « Les infirmiers ne sont effectivement pas des juristes », souligne Christophe Eoche-Duval. « Beaucoup trop encore découvrent l’existence du code de déontologie après leurs études. […] Il y a une information qui est perfectible. » Un point de vue que ne partage pas Sylvaine Mazière-Tauran, qui rappelle que les étudiants infirmiers suivent bien des cours de déontologie pendant leur formation initiale. Ils doivent également s’engager à respecter le code de déontologie lorsqu’ils s’inscrivent au tableau de l’Ordre. « De notre côté, nous le diffusons largement, et nous avons produit un code de déontologie commenté. Et les infirmiers n’hésitent pas à solliciter les conseils départementaux lorsqu’ils sont confrontés à des questions d’ordre déontologique. » Il demeure toutefois impossible de mesurer le niveau d’acculturation des infirmiers sur le sujet. Car il faut rappeler que l’Ordre lui-même n’a qu’une vingtaine d’années d’existence ; et le code de déontologie, encore moins. Les générations diplômées avant leur création n’y ont donc pas été formés au cours de leurs études.
Le cœur de la mission du juge déontologique, c’est l’appréciation de la déontologie à l’égard du patient.
Risque d’engorgement et dégradation des relations
La multiplication de ces affaires a pourtant des conséquences réelles, à commencer par un risque d’engorgement pour la chambre nationale disciplinaire, avec des délais de traitement de plus en plus longs. « Entre la date à laquelle a été déposée une plainte à celle de la décision de notre chambre d’appel, l’écart entre les deux est en moyenne de deux à trois ans », observe Christophe Eoche-Duval. Soit des procédures qui essorent les professionnels de santé. En 2024, la juridiction ordinale a ainsi traité 246 affaires, mais leur chiffre augmente. Et il y a le risque d’un second effet délétère, plus insidieux : l’empoisonnement des relations entre infirmiers, et qui pourrait lui-même relever d’un manquement à la bonne confraternité, telle qu’elle est présentée dans le code de déontologie. « Tout ce qui peut diminuer en aval cette judiciarisation de la vie professionnelle des infirmiers sera d’une très grande satisfaction pour l’intérêt général. »
« On passe trop vite à la phase juridictionnelle, qui devrait rester très exceptionnelle », conclut ainsi le président de la chambre. Et de rappeler que « le cœur de la mission du juge déontologique, c’est l’appréciation de la déontologie à l’égard du patient. »
*Loi du 4 mars 2002, qui protège les droits des patients (droit à la dignité, au respect de la vie privée…), et renforce leur rôle dans leur parcours de soin.
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