En juin 2020, sous l’impulsion de Christelle Galvez, alors directrice des soins de l’établissement, le Centre de lutte contre le cancer Léon Bérard (Lyon) mobilisait l’Article 51* pour lancer un projet innovant : organiser le suivi à domicile par des infirmiers libéraux (IDEL) des patients traités par immunothérapie. L’expérimentation, qui arrivera à son terme en juin 2025, repose sur deux volets. Le premier consiste à former les IDEL à l’immunothérapie et à l’éducation thérapeutique (ETP) ; le second, à ce que les professionnels de santé forment les patients sur leur maladie, leur traitement et ses potentiels effets secondaires et assurent la délivrance du traitement dans le cadre de l’hospitalisation à domicile (HAD). Avec un objectif principal : permettre aux patients d’identifier plus tôt les effets secondaires indésirables, dont des maladies auto-immunes, afin d’organiser une prise en charge plus rapide et de réduire ainsi le recours à l’hospitalisation.
Les patients reçoivent d’abord leur traitement en hôpital de jour durant 6 mois, avant d’être pris en charge en HAD.
Concrètement, les patients du Centre Léon Bérard se voient proposer une HAD dès lors que leur premier scanner de contrôle assure de l’efficacité de leur traitement. Un IDEL, formé et identifié par l’établissement, leur dispense alors des ateliers d’ETP directement à domicile afin de les préparer à recevoir leur traitement chez eux, explique Christelle Galvez, désormais Directrice de l’évaluation de la performance des parcours au sein du centre.
Le dispositif suit un calendrier strict : les patients reçoivent d’abord leur traitement en hôpital de jour durant 6 mois, avant d’être pris en charge en HAD. Face aux réalités du terrain, dont la progression des cancers chez les patients, le protocole pensé à l’origine a dû évoluer (voir encadré). Le nombre de patients à inclure, lui, a bien été respecté : « On a fini d’inclure nos 308 patients en juin 2024 », précise-t-elle. « On a ouvert l’ETP à tous, qu’ils aient une immunothérapie à domicile ou pas. »
Des infirmiers libéraux encore trop peu formés à l’immunothérapie
Il faut dire que, sur le terrain, le recours à l’immunothérapie, parfois conjuguée à de la chimiothérapie, est amené à concerner de plus en plus de patients. « Jusqu’ici, on estimait que 3% des patients en hôpital de jour atteints de cancer recevaient de l’immunothérapie. Mais plus ça va, plus on va se rapprocher des 20% », poursuit Christelle Galvez. « Il y a de plus en plus d’autorisations de mise sur le marché qui sont déposées, et beaucoup plus de pathologies pour lesquelles on intègre l’immunothérapie. »
Or les professionnels de santé libéraux sont peu voire pas formés à ces nouveaux traitements, et surtout à leurs effets secondaires indésirables. Si elle n’avait pas de patients traités par immunothérapie au moment d’intégrer l’expérimentation, Domitille Haquin, infirmière libérale depuis 2001, a toutefois préféré anticiper la vague à venir. « D’une part, l’immunothérapie fait de plus en plus partie des traitements, elle est de plus en plus proposée en association avec de la chimiothérapie. On va forcément se retrouver confrontés à ces cas de figures lors de nos tournées », témoigne-t-elle. Et puis il y a aussi ces patients qu’elle suit depuis longtemps et qui pourraient un jour être pris en charge en HAD par le Centre Léon Bérard. Et, « en tant qu’IDEL, on ne peut pas les prendre en charge si on n’a pas suivi la formation inscrite dans le cadre de l’expérimentation ».
À l’origine, l’expérimentation prévoyait d’intégrer l’ensemble des patients en immunothérapie, « mais on a vu que tout le monde ne passait pas nécessairement en HAD », explique Christelle Galvez. « Ce n’est pas tant que le patient ne retournait pas à domicile ; c’est plutôt que le traitement n’allait pas au-delà de 6 mois », que ce soit en raison des effets secondaires des traitements ou tout simplement à cause de la progression de la maladie. Il a donc fallu adapter le protocole, avec une construction plus tardive du projet d’HAD avec le patient, soit à partir du moment où le scanner de contrôle, réalisé à 2 ou 3 mois, démontre l’efficacité de la thérapeutique. Et à condition que ses effets secondaires indésirables ne soient pas trop contraignants. L’évolution des traitements a également dû être prise en compte. « On a bien vu qu’il fallait réécrire le chemin clinique, et c’est ce qu’on s’est attelé à faire de juin 2024 jusqu’au début de l’année 2025. »
Deux formations distinctes
Cette formation se divise en deux parties. La première concerne l’ETP. « Elle dure 40 heures. C’est une formation généraliste, dispensée par des organismes de formation agréés », relate l’infirmière. La seconde est dédiée à l’immunothérapie et s’effectue via une plateforme du réseau ONCO Aura (de la région Auvergne Rhône-Alpes), partenaire du Centre Léon Bérard sur l’expérimentation. « Disons que la formation ETP nous fournit les outils, tandis que la seconde nous donne les connaissances nécessaires sur l’immunothérapie. » « Celle sur l’immunothérapie est quand même très pointue. On ne peut pas se permettre d’avoir des professionnels qui suivent ces patients et qui ne sont pas formés », rebondit Philippe Pitiot, IDEL qui a rejoint l’expérimentation à ses débuts, en 2020. Plus généralement, les IDEL sont formés essentiellement aux risques d’allergie et aux effets secondaires indésirables des traitements.
L’éducation thérapeutique rend les patients « acteurs de leur maladie »
Car ce sont ces connaissances qu’ils vont ensuite devoir transmettre aux patients lors d’un atelier organisé au cours des 3 premiers mois de traitement, qu'il y ait ou non prise en charge en HAD par la suite. « Ils apprennent à connaître leur maladie, à comprendre ce qu’est l’immunothérapie, ses effets secondaires. », à la distinguer de la chimiothérapie, liste l’infirmier. « Puis on parle des examens, en quoi ils consistent, à quoi ils servent… » Le déroulé de la séance est très codifié, très cadré, ajoute Domitille Haquin. Pour s’aider, les IDEL peuvent s’appuyer sur toute une série d’outils (dont des vidéos) fournis par le Centre Léon Bérard . Chacun s’articule autour d’une trame que les infirmiers sont toutefois libres d’adapter en fonction de la situation. « Autant il y a des patients qui ont déjà des connaissances très pointues sur leur pathologie, autant il y en d’autres qui ne parlent pas nécessairement français, qui n’ont aucune idée sur leur maladie ou ses traitements, voire qui se laissent porter », raconte l’infirmière libérale. « Donc il faut tout leur réexpliquer. » Cet atelier peut ensuite déboucher sur d’autres séances d’ETP, sur la fatigue ou les douleurs, par exemple.
Les effets indésirables de l’immunothérapie ne sont pas immédiats, le risque n’est pas au moment de l’injection.
Si pour certains patients, cette connaissance acquise peut être anxiogène, et pour d’autres, « rassurante », elle les rend toutefois tous « acteurs de leur maladie », constate Philippe Pitiot. Et de citer l’exemple d’un de ses patients ayant subi une inflammation de l’hypophyse, une maladie auto-immune rare, effet secondaire de son traitement, pouvant être mortelle. « Il a vite compris que quelque chose n’allait pas » et a eu le réflexe d’appeler le Centre Léon Bérard . « Les effets indésirables de l’immunothérapie ne sont pas immédiats, le risque n’est pas au moment de l’injection mais survient 10 jours après », détaille Christelle Galvez. « Et à ce moment-là, quoi qu’il arrive, le patient n’est pas dans nos établissements, il n’est pas en hôpital de jour. Le sujet, c’est : qui est co-responsable de la détection des effets indésirables ? Et le premier, c’est le patient. »
Selon les retours que lui font les IDEL, d’ailleurs, les patients ayant suivi ces ateliers d’ETP seraient « plus autonomes », « plus aguerris » que ceux traités par chimiothérapie et qui n’en ont pas bénéficié, relate-t-elle. « Les infirmiers en HAD et les IDEL sont très étonnés par la connaissance et la capacité des patients à savoir lancer l’alerte et à solliciter les bons acteurs en fonction de l’effet secondaire identifié. »
Quant à la délivrance du traitement en lui-même, elle ne diffère guère, dans son geste purement technique, à celle d’une chimiothérapie classique. « Réaliser une perfusion fait déjà partie de nos compétences, c’est un geste technique qui n’a rien d’exceptionnel », déclare ainsi Domitille Haquin. En revanche, l’intérêt réside dans le temps passé avec le patient : entre une à deux heures en fonction du traitement. Mais un IDEL qui organise un atelier d’ETP au domicile d’un patient ne sera pas nécessairement celui qui réalise par la suite le soin, notamment pour des raisons de secteurs. La rémunération, quant à elle, est versée par le Centre Léon Bérard, dans le cadre de l’Article 51.
L’ETP, c’est vraiment une activité particulière, c’est une autre façon de voir le patient, de travailler avec lui.
Pour les IDEL, une reconnaissance de leurs compétences propres
Les IDEL, en tout cas, s’y retrouvent. Domitille Haquin et Philippe Pitiot évoquent un sentiment « de valorisation » né de cet exercice. « Ça modifie la posture infirmière. Ça permet de présenter l’infirmière dans son rôle propre, de mobiliser le raisonnement clinique. On peut vraiment dérouler toutes nos connaissances », fait valoir la première, quand le second salue la reconnaissance de la capacité des infirmiers à prendre en charge les patients de manière holistique. Tous deux témoignent également d’un intérêt marqué pour l’ETP. « Ça me détache un peu du soin, on a une vraie conversation avec les patients. C’est une espèce de consultation, ça change de nos soins habituels », souligne Domitille Haquin, elle qui voit également dans l’organisation de ces ateliers un moyen de diversifier ce qu’elle peut proposer en termes d’offre de soin. « L’ETP, c’est vraiment une activité particulière », renchérit Philippe Pitiot, « c’est une autre façon de voir le patient, de travailler avec lui. »
Démocratiser l’immunothérapie à domicile
Et quid des hospitalisations ? Impossible pour l’instant de mesurer avec des données fiables l’effet du dispositif sur leur évolution, du fait de l’absence de bras contrôle. Le Centre Léon Bérard s’appuie donc notamment sur le décompte des transports pour évaluer l’impact de l’expérimentation. Et, de manière empirique, elle entraînerait bien une diminution de leur nombre. « Au fur et à mesure de l’expérimentation, on a constaté qu’on détectait les effets secondaires indésirables plus tôt, et moins on a eu recours à l’hospitalisation », avec plutôt des passages en hôpital de jour, pour faire le point avec les patients, observe Christelle Galvez. Autre avantage : le suivi à domicile par des IDEL libère également du temps médical. Le patient ne voit plus son oncologue qu’une fois tous les 2 ou 3 mois. La consultation est « beaucoup plus échelonnée », avec une supervision réalisée par le médecin de l’HAD, avec l’appui des retours des IDEL et des infirmiers de coordination du Centre. « Cet ensemble d’informations permet à l’oncologue de suivre le patient de manière beaucoup plus efficiente. »
Reste désormais à déterminer comment intégrer le dispositif dans le droit commun. En faisant sortir les patients d’hospitalisation, il entraîne en effet nécessairement une perte financière pour les établissements, à laquelle s’ajoute une contrainte organisationnelle de coordination. Les discussions sont en cours avec l’Assurance maladie et la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) afin d’identifier « les modalités d’incitation » qui autoriseront les structures à sortir leurs patients de l’hôpital de jour et à proposer de l’HAD. Car, à l’arrivée, le but de l’expérimentation est aussi de « démocratiser » le recours à l’immunothérapie en facilitant sa prise en charge à domicile. En tout, plus de 500 IDEL ont été formés depuis le lancement de l’expérimentation.
*Pour rappel, l’Article 51, opérationnel depuis avril 2018, est un dispositif permettant d’expérimenter de nouvelles organisations en santé reposant sur des modes de financement inédits, dès lors qu’elles permettent d’améliorer le parcours des patients.
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