Il y a d’abord un constat : le vieillissement de la population et son cortège de maladies chroniques et de polypathologies, et l’état de dénuement dans lequel vivent encore certaines populations. « D’ici 25 ans, la population âgée de 60 ans aura doublé, et celle de 80 ans aura triplé » et « 6,9% de la population mondiale vit dans une pauvreté extrême », remarque Josette Roussel, cheffe de direction des soins infirmiers et vice-présidente associée, soins aux patients à l’Hôpital Montfort (Ontario, Canada). Et il y a l’une des solutions : les infirmiers en pratique avancée (IPA), qui favorisent l’accès aux soins, qui « sont les prestataires de première ligne, de l’éducation à la santé » et garantissent la qualité des soins ; ils agissent également en « défenseurs des déterminants sociaux de la santé », liste-t-elle lors d’une table ronde lors du dernier Congrès mondial du Secrétariat international des infirmières et infirmiers de l’espace francophone (SIDIIEF)*. Dans ce contexte démographique et économique, la place de l’IPA doit donc être questionnée pour évaluer son impact sur la qualité des soins et les niveaux de prise en charge – et ce alors même que le champ d’application de l’exercice ne fait pas nécessairement consensus partout où il se développe.
Autant de pratiques que de pays où elle se développe
Apparue dans les années 50 aux États-Unis puis au Canada, la pratique avancée a depuis largement essaimé à l’international. Désormais, « 90 pays de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont des rôles en pratique avancée, 49 pays possèdent une formation Master et 23 pays disposent d’une réglementation connue », poursuit Josette Roussel. Mais – et c’est bien là que le bât blesse pour la reconnaissance pleine et entière de la discipline – elle s’est développée de manière hétérogène et selon des modes d’exercice différents.
- Au Québec, les IPA se répartissent entre les infirmières praticiennes spécialisées (IPS) selon 5 classes de spécialités (de première ligne, en néonatologie, soins aux adultes, santé mentale et soins pédiatriques) et les infirmières cliniciennes spécialisées, qui ne sont pas reconnues réglementairement, explique Maude Raymond, infirmière et présidente de l’Association des infirmières praticiennes spécialisées du Québec (AIPSQ). « Au cours des dernières années, notre champ de pratique s’est étendu », avec notamment la possibilité de réaliser des diagnostics en santé mentale.
- La France, elle, a opté pour « un modèle hybride […] entre praticien et clinicien », poursuit Katie Galois, coordinatrice IPA au CHRU de Nancy, et référente pédagogique Formation IPA à l’Université de Lorraine. Elle compte environ 4 000 professionnels en exercice, qui se répartissent essentiellement à l’hôpital. Et si le métier, jeune, éprouve des difficultés à s’installer en soins primaires, les choses avancent : les IPA sont depuis peu autorisés à primo-prescrire.
- « En Belgique, le rôle est encore plus jeune qu’en France » puisqu’il a été défini le 14 avril 2024, indique de son côté Dominique Putzeys, infirmier et directeur du pôle soins du centre hospitalier régional de la Citadelle (Liège, Belgique). Pour devenir IPA, il faut posséder un Master en sciences infirmières et cumuler 3 000 heures de pratique avant d’obtenir un agrément, qui n’est pas pérenne. Pour le conserver, les professionnels doivent suivre une formation continue de 80 heures tous les 4 ans et justifier de 1 500 heures de pratique. Et alors que les infirmiers en soins généraux exercent selon une liste d’actes bien identifiés, « l’arrivée des IPA et de leur champ de pratique tellement vaste suppose que le législateur se penche sur la manière de l’intégrer dans le système de santé. »
- Quant à la Suisse, elle n’a tout simplement pas encore réglementé le cadre de son Master, à l’exception d’un canton, qui a posé les premières bases légales de la formation IPA. « Nous sommes encore dans une vague d’innovations où différentes avancées vont suivre » et dont le cadre légal doit encore être défini, détaille Claudia Lecoultre, infirmière clinicienne spécialisée adjointe au développement scientifique, direction des soins, du CHU vaudois (CHUV).
Un rôle encore peu compris
De ce patchwork de modalités et de niveaux d’avancement d’intégration de la profession découlent tout un tas de conséquences pour l’exercice, le premier, et pas des moindres, étant que « les gens ne comprennent pas vraiment le rôle de l’IPA », regrette Josette Roussel. Et par « les gens », elle entend aussi bien les usagers des systèmes de santé que les professionnels de santé eux-mêmes. Et en particulier les médecins.
Il y a eu au départ une mauvaise communication sur la manière dont on construit cette collaboration avec le médecin, comment on identifie le rôle complémentaire que nous pouvons avoir par rapport à une prise en charge médicale.
En Belgique, « le rôle est encore très flou », souligne en effet Dominique Putzeys, avec des professionnels médicaux qui ne voient de plus-value que dans les actes délégués, et non pas dans les actes autonomes. Une incompréhension qui s’observe aussi en France, confirme Katie Galois, et qui conduit régulièrement les représentants des médecins à s’opposer frontalement à la profession. « Il y a eu au départ une mauvaise communication sur la manière dont on construit cette collaboration avec le médecin, comment on identifie le rôle complémentaire que nous pouvons avoir par rapport à une prise en charge médicale. »
S’y ajoutent des problématiques de financement : comment nomenclaturer les actes ? Comment réduire les écarts de rémunération qui existent encore en Ontario selon les milieux de soin ? Comment imaginer un modèle économique en libéral qui puisse soutenir le développement de ce mode d’exercice ? Mais aussi une crainte : celle, dans un contexte de pénurie généralisée de médecins, d’un glissement des tâches médicales vers les IPA. Celles-ci doivent conserver « pleinement leur identité d’infirmière, dans sa vision bio-psycho-sociale et dans sa prise en charge globale du patient », prévient Dominique Putzeys.
Des éléments de définition communs existent toutefois
Aussi, pour mieux reconnaître l’apport des IPA aux systèmes de santé, faut-il d’abord parvenir à une « définition normalisée, standardisée de la profession », défend Josette Roussel. Et qui fasse consensus. Sur le sujet, les contributions des différentes organisations infirmières, dont le Conseil international des infirmières (CII) et son réseau d’IPA (voir encadré), ont déjà joué un rôle. Plusieurs éléments de définition ont ainsi été fixés : le niveau de formation, équivalent a minima à une maîtrise, le degré d’autonomie dans la prise de décision pour fournir et coordonner les bonnes prestations de soin, « le pouvoir prescriptif » et la participation à la recherche et à la transmission des savoirs. Et c’est à peu près tout. Car « la base de connaissances spécialisées, les aptitudes à la prise de décisions complexes et les compétences cliniques nécessaires à la pratique infirmière avancée » dépendent du contexte dans lequel cette profession est autorisée à exercer. Idem pour les programmes de formation, qui répondent aux enjeux de santé publique spécifiques à chaque territoire.
Le Conseil international des infirmières (CII) développe depuis les années 2000 un réseau d’IPA bénévoles, dont les objectifs sont « le partage des connaissances en pratique avancée, la création d’outils et de documents qui aideront les pays intéressés par sa mise en place » dans leur système de santé, indique Josette Roussel, qui en est la vice-présidente. Le CII a notamment réalisé un guide qui reprend les éléments de base de la pratique avancée infirmière, comme étant un rôle défini « dans un cadre infirmier, avec l’application de connaissances théoriques, pratiques et empiriques ». Le réseau s’est pour la première fois mobilisé autour d’un Congrès IPA, qui s’est déroulé en septembre 2024 en Écosse, et qui sera reconduit tous les deux ans. Il compte, plus de 20 ans après sa création, près de 4 000 membres.
Une plus-value réelle mais qui doit être "objectivée"
Pour autant, et malgré la diversité des champs d’exercice, la pratique avancée prouve déjà sa plus-value sur le terrain, en particulier dans le domaine de l’accès aux soins et dans le cadre des approches populationnelles. Les IPA du CHRU de Nancy sont parvenus à construire un véritable collectif, qui leur a permis de mieux s’intégrer dans le projet d’établissement, donne en exemple Katie Galois, qui participe depuis à la commission médicale d’établissement de l’hôpital. « Nous avons réussi à obtenir des missions transversales sur les parcours patients, et la gouvernance nous demande de construire des feuilles route pour avoir des objectifs de mission, notamment sur les parcours innovants. » Le CHUV, lui, a instauré des consultations infirmières, tandis qu’au Canada, se créent des cliniques fonctionnant avec des infirmières praticiennes spécialisées et répondant aux spécificités et besoins de santé locaux. « On reçoit beaucoup de demandeurs d’asiles, de réfugiés, qui viennent parce qu’ils n’ont nulle part ailleurs où aller. On prend le patient dans sa globalité, en adressant plusieurs facteurs de risque – le diabète, l’arrêt tabagique – et on voit la différence », fait valoir de son côté Maude Raymond.
Nous devons continuer à faire de la recherche dans ce domaine pour alimenter les législateurs et renforcer rôle de l’IPA.
Reste le nerf de la guerre : objectiver cette plus-value par la mise en avant des données probantes, à la fois pour installer les compétences des IPA là où elles seront les plus utiles et pour les rémunérer selon leur juste valeur. «De manière générale, nous avons des résultats de recherche probants, qui démontrent l’intérêt de la pratique avancée dans le maintien en bonne santé des populations, mais il faut quand même que ce soit contextualisé», souligne Claudia Lecoultre. «En Suisse, il nous manque des données pour soumettre un argumentaire harmonisé, uni. Il faut continuer de créer ces preuves.» Même chose en France où, malgré preuve faite à l’international d’une amélioration du suivi des patients et de réduction des délais de prise en charge, les IPA sont sommés de formaliser des indicateurs permettant d’objectiver leur présence. « Si nous arrivons à démontrer que nous pouvons donner des soins de meilleure qualité à moindre coût, le rôle de l’IPA sera encore plus justifié dans nos systèmes de santé. Nous devons continuer à faire de la recherche dans ce domaine pour alimenter les législateurs et renforcer rôle de l’IPA », conclut Dominique Putzeys.
* « Pratique infirmière avancée : l’atout des systèmes de santé dans un monde en mutation », organisée par le SIDIIEF lors de son 9ème Congrès mondial, qui s’est tenu du 2 au 5 juin à Lausanne, en Suisse.
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