ENQUÊTE

Accès aux soins des femmes : comment dépasser la barrière de la langue?

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Publié le 17/10/2025

Une enquête, portée par l'association Fable-Lab lauréate d’un appel à projets de la Fondation MNH, pointe l’impact des barrières linguistiques à la fois sur l’accès aux soins des femmes allophones mais aussi sur la pratique des professionnels de santé. 

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Crédit photo : VOISIN/PHANIE

L’association Fable-Lab* a présenté, lors d'un webinaire, les résultats de sa recherche-action « La médiation en santé : permettre aux personnes en situation de vulnérabilité d’accéder à la santé ». Cette étude, réalisée avec la Fondation MNH (Mutuelle nationale des hospitaliers) portait sur les freins linguistiques qui limitent l'accès à la santé des femmes vulnérables en France et a fait le point sur les outils, les ressources à disposition et les pistes d'action possible. 

La langue est un déterminant de santé : la non maîtrise de la langue officielle entraîne un risque accru d’hospitalisation.

Le projet est parti d'un constat : «Il y a trop peu d’outils linguistiques et surtout, de recherches spécifiques sur la langue comme inégalité de santé», explique Léa Oriol, co-fondatrice de Fable-Lab. «La question des discriminations linguistiques et leur rôle dans les inégalités de santé n’est apparue que récemment dans la recherche (Dovchin 2020). Une étude menée au Canada montre que la langue est un déterminant de santé : la non maîtrise de la langue officielle entraîne un risque accru d’hospitalisation (Mansoor, Wong et Comeau 2024). À travers le projet que nous menons, nous souhaitons inscrire pleinement la question de l’inégalité linguistique dans celle des Inégalités Sociales de Santé (ISS)», note l'association, qui évoque les trois enjeux auxquels elle s'est attachée pour cette étude : documenter le rôle joué par la langue dans les inégalités sociales de santé; équiper, outiller les femmes pour qu’elles parviennent à mieux s’autonomiser et enfin diffuser les outils et les résultats de cette recherche.

Focus sur les interactions entre patientes et professionnels de santé

Cette recherche-action s’est principalement déployée sur deux territoires distincts, sur lesquels intervient l'association Fable-Lab : la Haute-Loire (Auvergne-Rhône-Alpes) et la Seine-Saint-Denis (Île-de-France). «Nous avons interrogé des professionnels médicaux et sociaux ainsi que des femmes dans différents lieux : en PMI (service de Protection Maternelle Infantile), dans les services de maternité, dans d’autres services hospitaliers (pharmacie, oncologie), dans des cabinets libéraux, dans des services de la ville, dans des associations de cours de français et dans des centres sociaux», résume Léa Oriol, qui a mené cette étude avec Mounia El Kotni, chercheuse en anthropologie de la santé. Cette dernière s'intéresse aux interactions entre les patientes et les professionnels de santé en périnatalité (grossesse, accouchement, post-partum...) et dans le domaine du cancer du sein. Elle observe comment les personnes ont accès au soin différemment mais aussi les discriminations qu'elles peuvent vivre à l'intérieur du système de santé du fait de leur origine, de leur genre... 

Conséquences du côté des professionnels quand la langue n'est pas commune : un sentiment de frustration et l’inquiétude de ne pas pouvoir faire passer leur message.

«La première question qu’on s’est posée, c’est une question évidente : Est-ce que le fait de ne pas parler la même langue entraine des difficultés dans l’accès aux soins et dans le déroulement des soins ?», explique Mounia El Kotni. «Les langues parlées par les professionnels de santé et les patientes ne se recoupent pas toujours», note-t-elle : «Les professionnels de santé interrogés parlent davantage des langues européennes tandis que les patientes parlent plutôt des langues d’Afrique du Nord et d’Asie».

Une insécurité linguistique qui complexifie les échanges

Conséquences du côté des professionnels : «un sentiment de frustration, l’inquiétude de ne pas pouvoir faire passer leur message, ainsi qu'un allongement des consultations (parce qu'il leur faut faire appel à un interprète) ou au contraire des consultations écourtées (parce qu’on ne sait pas comment communiquer)».

La question du consentement aux examens se pose également de façon accrue. Une soignante interrogée raconte avoir dû faire face à une urgence médicale lors d’un accouchement. Elle évoque notamment les difficultés d'avoir à prendre une décision rapidement, tout en ayant toutes les peines à communiquer avec sa patiente.

Cependant, si l'insécurité linguistique entrave souvent les échanges, il y a, comme partout, quelques contre-exemples. «On a pu constater que le fait de ne pas parler la même langue, parfois, peut avoir au contraire un effet encore plus protecteur : Certaines sages-femmes expliquaient qu'elles étaient encore plus attentives à obtenir le consentement de la personne dans le cas de femmes étrangères qui ne maîtrisaient pas le français», note Mounia El Kotni. 

La difficulté de la langue peut venir aggraver d’autres facteurs

Côté patientes justement, il est apparu difficile de mettre en évidence la part des difficultés qui relèvent strictement de la langue puisque celles-ci se croisent avec d’autres facteurs : les femmes rencontrées sont primo-arrivantes, avec, dans de nombreux cas, de la précarité, des problèmes de logement… Malgré tout, l'étude a mis en lumière «comment la difficulté de la langue va venir aggraver d’autres facteurs», observe Mounia El Kotni. 

Le manque d'explications sur des procédures simples, comme l'utilisation des tickets pour faire la queue, peut désorienter, entraînant de longues attentes et exacerbant leur sentiment d'isolement.

«La culture médicale française, avec ses protocoles différents de ceux du pays d’origine, peut par exemple dérouter les patientes primo-arrivantes, qui ne sont pas au fait des manières de prendre rendez-vous, du système de santé etc. Le manque d'explications sur des procédures simples, comme l'utilisation des tickets pour faire la queue, peut les désorienter, entraînant de longues attentes et exacerbant leur sentiment d'isolement», souligne notamment l'étude. Malgré tout, les femmes se montrent «très inventives», note Mounia El Kotni. «Certaines disent tenter de s'informer en amont des soins, même dans leur langue, afin de connaître les parties du corps, d'en parler à leurs filles, pour arriver préparées en consultation». C'est également ce que constate Léa Oriol : «Lors des séances d'information proposées par l'association, apparait en tout cas un grand besoin de connaître ce vocabulaire spécifique mais aussi le fonctionnement du système de santé». 

«Enfin, notre recherche a permis de mettre en avant plusieurs types de discriminations que vivent les femmes non francophones : des discriminations linguistiques, racistes et islamophobes nous ont été partagées. Certaines femmes ont même vu leur accès aux soins compromis en raison du refus de soignants de les prendre en charge sans accompagnant pour traduire, malgré la possibilité pour l’hôpital de faire appel à un·e interprète professionnel·le», relève Mounia El Kotni.

Trois constats essentiels

L'étude met en avant quelques idées saillantes : 
- La barrière de la langue est contextuelle : c'est à dire que la situation peut être très différente en fonction du soignant ou des outils à disposition. 
- Les ressources et les outils pour y pallier sont multiples : interprétariat professionnel, schémas, dessins... L'idée est plutôt de donner accès à ce panel de ressources pour trouver ce qui convient le mieux dans cette relation soignant/soigné.
- La discrimination linguistique est désormais tangible et quantifiable. Elle entrave bel et bien la qualité des soins. «Ce n'est plus seulement une intuition mais quelque chose qui est désormais documenté. Si tout le monde pouvait l'avoir en tête, ce serait un début», note Mounia El Kotni. 

Des stratégies d'adaptation et des «bricolages» 

L'un des résultats de l'étude met en lumière les stratégies adoptées par les femmes non francophones et les professionnelles de santé face aux difficultés de communication et aux situations discriminantes dans le domaine de la santé. Traduction par les conjoints ou les proches, traduction par un professionnel de santé parlant leur langue et l’utilisation de Google Traduction (mentionnée par 44% des femmes). Parfois, les femmes se retrouvent elles-mêmes dans le rôle d'interprètes pour leurs proches, voire pour des inconnues. Du côté des professionnelles de santé rencontrées, elles optent pour des formes de «bricolage», en alternant gestuelle, schémas, dessins, utilisation d’une langue intermédiaire comme l’anglais et les outils de traduction numérique. Enfin, d'après l'étude, le recours à l’interprétariat professionnel est plus fréquent dans les PMI que dans les hôpitaux et les centres de santé.

Cette adaptabilité, si elle a le mérite de faire que les deux parties puissent communiquer, n'en révèle pas moins des limites. La plupart des professionnelles ont mentionné que la traduction par un proche, si elle pouvait grandement aider, soulevait néanmoins des «problèmes de confidentialité et d’éthique (en particulier lorsqu’il s’agit d’enfants), erreurs de traduction et difficultés à aborder des sujets sensibles comme la sexualité et les violences». Les femmes rencontrées ont également exprimé une préférence pour que la traduction soit menée par des professionnels plutôt que par leur conjoint (pour éviter ces écueils). En parallèle, les ateliers organisés par l'association Fable-Lab ont permis d'explorer divers outils de traduction, qui apportent un soulagement lorsqu’ils fonctionnent et que la langue de la patiente est disponible. Cependant, ces outils sont souvent centrés sur les besoins des soignants, comme Mediglotte ou Medipicto, rendant la communication unilatérale. En ce sens Google Traduction permet une forme de dialogue, mais présente également de nombreuses limites (traductions inégales et erreurs de traduction, protection des données personnelles). 

Garantir l'accès à la langue dans les soins de santé

Le fait de ne pas partager de langue commune est une entrave à la qualité de la communication, exacerbée par le contexte médical et son jargon spécifique, qui est déjà parfois difficilement compréhensible pour des personnes natives. Comme l’indique Lenaïc Jestin dans sa thèse de médecine consacrée aux « Difficultés de communication des médecins généralistes face aux patients allophones à La Réunion », même sans barrière de la langue, il existe un manque d’écoute de la part des médecins et un décalage entre leur perception de l’information transmise et l’information reçue et comprise par les patients (Jestin 2023). 

Garantir l'accès à la langue dans les soins de santé est non seulement une question de justice sociale, mais aussi un levier crucial pour améliorer la qualité des soins et l'expérience des patientes, conclut l'étude. Une approche holistique inclut non seulement l'accès à l'interprétariat, mais aussi l'amélioration de la compétence culturelle des soignants, les opportunités de prévention (comme les ateliers socio-linguistiques), la formation des acteurs du médico-social, ainsi que la mise en place de services de médiation pour accompagner les patientes tout au long de leur parcours de soins.

Point sur l'enquête

Cette recherche-action de l'association Fable-Lab, portée par la MNH, a été réalisée via la distribution d'un questionnaire auprès de professionnels de santé d’une maternité des Hauts-de-Seine (92), de PMI de Seine-Saint-Denis (93) et de diverses structures de santé de Haute-Loire (43). L’objectif était de connaître leur expérience avec des patientes non francophones et ce qu’elles et ils ont mis en place pour pouvoir communiquer. Au total 26 professionnels de santé ont répondu au questionnaire, 24 femmes et 2 hommes, et leur âge médian se situait dans la tranche 40- 49 ans. Nous nous sommes également entretenues avec 16 professionnels de santé et du social (15 en Île-de-France et 1 en Haute-Loire) : 11 en entretiens individuels en présence, en visioconférence ou au téléphone (durée moyenne de 47 minutes), 3 lors d’un focus group (durée 90 minutes) et 1 lors d’un atelier avec des patientes. Parmi ces personnes, 15 étaient des femmes ; la moyenne d’âge était de 40 ans. Les professions représentées se répartissent comme suit : 1 chirurgienne, 1 pharmacienne, 1 assistante sociale, 1 psychologue, 1 médecin généraliste, 1 médecin urgentiste, 1 infirmière, 2 médiatrices, 2 chargées de mission, 5 sages-femmes. Concernant les langues parlées par les professionnels, au total les 42 professionnels parlaient 12 langues. 25 d’entre elles (69%) ont également indiqué utiliser une autre langue que le français dans leur pratique professionnelle.

Retrouvez tout le détail de cette enquête sur le site de la Fondation MNH 

*L'association Fable-Lab, créée en 2018, cherche à réduire les insécurités linguistiques (fragilité, stress, sentiment d'incompétence liés au potentiel mésusage d'une langue), les discriminations linguistiques et leurs impacts négatifs sur la vie quotidienne.


Source : infirmiers.com