Un gaspillage récurrent
La plupart des infirmiers libéraux le constatent dans leur pratique quotidienne : les domiciles de leur patientèle regorgent de dispositifs médicaux (boîtes de compresses stériles, lancettes glycémiques, sets de pansements pour plaies chroniques, sets de détersion, aiguilles, lames de bistouri, sets de perfusion…) non ouverts. Les raisons sont multiples : « Les prescriptions de soins infirmiers peuvent concerner des dispositifs médicaux (DM) dont le volume ou le type n’est pas toujours adapté à la situation clinique du patient concerné », note l’Assurance maladie.
En postopératoire, les chirurgiens prescrivent toujours trop et nous utilisons rarement tous les dispositifs prescrits
De même, « le conditionnement des produits peut générer du gaspillage (surnombre) tout comme les situations d’inadéquation entre les prescriptions initiales de DM et la réalité clinique ». Éléonore Fevre, jeune IDEL remplaçante fixe dans un cabinet infirmier toulousain en témoigne : « En postopératoire par exemple, les chirurgiens prescrivent toujours trop ; les patients sortent avec des prescriptions automatiques. Or nous utilisons rarement tous les dispositifs prescrits ». Et d’ajouter par ailleurs : « Typiquement, lorsque nous posons une perfusion en sous-cutané, nous n’utilisons pas tous les accessoires/éléments du set ; seulement le cathéter, le pansement mais pas la seringue ni le perfuseur ». « Il y a beaucoup d’ordonnances types en retour de chirurgie », corrobore Pascale Lareng, infirmière exerçant elle aussi à Toulouse au sein d’un cabinet infirmier depuis plus de quinze ans.
Trop de médicaments non utilisés chez les patients
Bien que sans commune mesure, les IDEL retrouvent également chez leurs patients de nombreuses boîtes de médicaments non utilisés. En particulier ceux prescrits “en cas de besoin”, comme les antalgiques de palier 1, les laxatifs, les pansements digestifs ou crèmes hydratantes qui n’ont finalement pas été utilisés… et qui finissent par s’empiler quitte à constituer chez certains de quasi-stocks de guerre ! « En pratique courante, on voit des boîtes à chaussures entières remplies de paracétamol ! » rapporte Pascale Lareng. « Les boîtes de Doliprane, c’est le pire, surtout chez les personnes âgées rassurées d’avoir du stock », renchérit Maiwenn, sa jeune consœur remplaçante.
123 millions d’euros = le coût des produits de santé non utilisés en France, pour un bilan carbone de 53 000 tonnes équivalent CO2
Une gabegie, lorsqu’ils finissent jetés, mais aussi potentiellement un danger du fait de leur mésusage s’ils sont utilisés à distance de la problématique ayant conduit à leur prescription initiale.
Bref, en tout cas un gaspillage de produits de santé non utilisés conséquent tant sur le plan économique qu’au niveau de leur empreinte carbone puisqu’estimé mensuellement à près de 123 millions d’euros France entière (métropole et départements d’outre-mer) et à environ 53 000 tonnes équivalent CO2*
Réutiliser les dispositifs médicaux non ouverts dans les soins infirmiers
Pour y remédier, l’Assurance maladie invite donc les IDEL exerçant au sein d’un cabinet ou d’une structure d’exercices coordonnés « à remettre dans le circuit de soin les dispositifs non ouverts dans le cadre d’un protocole sécurisé ».
Concrètement, elle leur suggère d’initier « une réunion de concertation pour tout à la fois identifier les DM non-ouverts les plus fréquemment gaspillés dans le cadre des soins infirmiers, déterminer ceux à remettre dans le circuit de soin, pour quels soins et pour quels patients et informer l’ensemble des professionnels concernés par la procédure ».
Pour une organisation simple et efficace, sécurisée par un protocole
Autre préconisation pour ce faire : « Identifier un référent “DM”(infirmier du cabinet, coordonnateur de la MSP par exemple) qui aurait pour mission de « gérer le stock interne de DM réutilisables non ouverts au sein de la structure ». Soit notamment vérifier les dates de péremption, lieu et conditions de stockage ainsi que les modalités d’utilisation.
Question traçabilité, l’Assurance maladie recommande « une organisation simple et efficace » sécurisée par « un protocole diffusé via le système d’information partagé de la structure ».
Une action qu’elle estime réalisable entre un et trois mois et dont il importe de mesurer l’impact. Ce qui passe par exemple par une évaluation de la satisfaction des professionnels (IDE, médecin généraliste…), un suivi qualitatif et quantitatif des produits réutilisés (type de DM-section LPP, volumes), une estimation des économies générées (x euros), ou encore, par le calcul de la réduction de l’empreinte carbone ainsi générée (montant des économies générées x facteur d’émission monétaire pour les médicaments (x€ x 315 kgCO2e/k€ = xxCO2e)
Délivrer ou ne pas délivrer ?
« Les infirmiers de terrain ont du bon sens et évitent autant que possible de jeter du matériel, confie anonymement un IDEL.À la fin de soins postopératoires, nous proposons aux patients de récupérer le matériel non utilisé. Nous l’écoulons alors au fil de l’eau au sein du cabinet… mais pas forcément de façon intelligente. Idem pour les médicaments. Par exemple, si l’un de nos patients décède, nous les récupérons pour nous en servir de réserve au cabinet.» Et une autre de renchérir : « J’entends souvent mes patients me dire ; “Servez-vous !”. On le fait souvent ; on prend parfois chez les uns, chez les autres pour dépanner, des pansements pour des plaies spécifiques par exemple, ou encore des médicaments lorsque la pharmacie est fermée… ».
Un autre IDEL relève encore : « S’il s’agit d’un patient en sortie postopératoire dont je connais le stock au domicile et qu’il n’est pas encore passé à la pharmacie, je n’hésite pas à mentionner “NPD” sur la prescription médicale le cas échéant. On a quand même la possibilité sur les ordonnances d’écrire “NPD” ; c’est la responsabilité de chaque IDEL. Chez les patients chroniques, chez lesquels on réalise un bilan de soins infirmiers (BSI), on a clairement la main pour gérer le stock de médicaments idem pour le renouvellement. »
Pour rappel, si les IDE ont pleinement leur rôle dans la gestion du stock médicamenteux, ils n’ont en revanche à ce jour pas le droit de récupérer des DM ni de constituer un stock de médicaments pour leur cabinet, pas plus que d’annoter les ordonnances (selon l’article R4312-42 du CSP, les IDE doivent en principe appliquer strictement la prescription médicale, sans adaptation possible). Sans compter qu’ils risquent alors une possible récupération d’indus par la Cnam en cas de facturation de pansements sans que les DM ne soient prescrits.
Travailler à une juste dispensation des médicaments
L'action plutôt recommandée par la Cnam en la matière : « Mettre en place une organisation afin d’éviter la dispensation de médicaments injustifiée au patient compte tenu de ses besoins et des stocks présents au domicile et ainsi réduire le gaspillage ».
En pratique, elle invite les professionnels de santé, en particulier les infirmiers, les médecins et pharmaciens – travaillant idéalement en mode d’exercice coordonné (MSP, CDS) – à s’impliquer « sur ces délivrances évitables tout en vérifiant parallèlement l’adhésion thérapeutique des patients ». Là encore, elle leur suggère de se mettre autour de la table pluri professionnellement afin d’abord « d’harmoniser les pratiques autour de la prescription médicale, par exemple en s’accordant sur l’inscription de la mention “ne pas délivrer” (NPD) pour indiquer les médicaments que le patient a déjà en stock chez lui après évaluation par l’infirmier. »
L’Assurance maladie met en garde les IDEL sur les fausses bonnes idées en la matière comme :
- utiliser les DM non utilisés mais dont le conditionnement a été ouvert ;
- réutiliser des DM à usage unique bien que « des travaux d’expertise [soient] en cours afin d’étudier les conditions permettant [leur] retraitement en définissant un cadre juridique et de pratiques garant de la sécurité des soins » ;
- étendre la procédure aux médicaments. « Toute distribution et toute mise à disposition des médicaments non utilisés sont interdites à ce jour compte tenu de la réglementation en vigueur (art. L.4211-2 du CSP) » rappelle ainsi la Cnam bien que, là encore, « des expérimentations soient actuellement en cours et restreintes aux établissements de santé ».
Sources : Mémos soins écoresponsables “Agir pour éviter le gaspillage des produits de santé : modalités d’utilisation des DM non ouverts pour des soins infirmiers” ; “Agir pour éviter le gaspillage des produits de santé : soutenir la juste dispensation pour éviter les médicaments non utilisés”
Inclure les patients dans la démarche écoresponsable
Ensuite, il reste à « faire connaître la nouvelle organisation aux professionnels concernés, rédiger un protocole pluriprofessionnel pour sécuriser la nouvelle organisation mise en place au sein de la structure d’exercice coordonné et utiliser le système d’information partagé pour faciliter la transmission d’information aux professionnels prescripteurs notamment, en temps réel. » Le tout en ne manquant pas d’y inclure les patients en ayant leur « accord vis-à-vis de cette démarche écoresponsable. »
Une action possiblement réalisable sous un mois et dont il importe néanmoins de « réévaluer l’intégration de la procédure et les besoins de l’équipe via des temps d’échange réguliers » … A savoir, d’en mesurer l’impact de la même manière que pour l’action précédente, hormis qu’il s’agisse de produits non délivrés (type/classe thérapeutique, volumes) – et non réutilisés – pour ce qui est du suivi qualitatif et quantitatif.
« La Cnam a pris conscience du sujet »
Ces deux actions s’inscrivent pleinement dans la mobilisation de l’Assurance maladie pour réduire l’empreinte carbone des médicaments, une des quatre priorités identifiées dans sa feuille de route opérationnelle pour la transition écologique en 2024. Une réduction qu’elle entend du reste réussir notamment en réduisant les volumes de médicaments consommés et en intégrant la transition écologique dans les conventions avec les professionnels de santé. « La Cnam a pris conscience du sujet » se félicite Pascale Lejeune, secrétaire générale de la Fédération nationale des infirmiers (FNI). Et de préciser à ce propos qu’« un groupe de travail sur le sujet, comprenant des représentants de la Cnam et des syndicats représentatifs infirmiers, est à l’œuvre actuellement. » Tout comme aussi celui propre à Qual’IDEL – référentiel de pratiques infirmières libérales de la Fédération – qui est en train d’élaborer « un outil relatif au cabinet écoresponsable ». Une fois conçu (fin du premier semestre 2025), il sera dès lors intégré à la boîte à outils dédiée.
Notons enfin qu’« un schéma directeur de la transition écologique 2025-2027» en préparation au sein du Copitec (comité de pilotage de la transition écologique) doit « définir sur le long terme les grands principes stratégiques […] pour répondre à l'ensemble des défis environnementaux, en matière d'atténuation, de préservation des ressources et d'adaptation. »
*D’après une extrapolation à l’échelle nationale d’une opération de collecte de médicaments et DM non utilisés menée en 2024 auprès d’un échantillon de douze cabinets infirmiers. (Source : Assurance maladie)
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