Quand un contrat de remplacement en vient-il à équivaloir à un contrat de travail déguisé ? Et d’ailleurs, un infirmier libéral (IDEL) a-t-il déontologiquement le droit faire travailler comme salariés d’autres infirmiers ? Les affaires de relations contractuelles entre professionnels libéraux se multiplient à la chambre disciplinaire nationale, faisant craindre un phénomène de judiciarisation, alors même que la juridiction n’est pas toujours compétente pour trancher. Le cas sur lequel elle s’est penchée lors de l’audience du 24 mars 2025 relevait en grande partie de griefs de cette nature. En cause, un infirmier libéral des Pyrénées-Atlantiques accusé d’avoir exercé sa profession « comme un commerce » - ce que proscrit le code de déontologie – notamment en ne respectant pas les réglementations encadrant le recours à des remplaçants et en exploitant les limites floues du même code sur le salariat infirmier en libéral.
« Une pratique purement commerciale »
Ils sont 5 à être à l’origine des dépôts de plaintes contre l’IDEL mis en cause. Et les reproches qui lui sont faits sont nombreux. Entre mars 2022 et janvier 2023, il fait appel à plusieurs remplaçants, dont trois rien que sur la période allant d’octobre à décembre 2022. Or, de leur contrat, ces infirmiers libéraux n’en verront la couleur que tardivement et après des demandes répétées, s’ils y parviennent simplement. Tardif aussi, le versement des rétrocessions, qui intervient parfois plusieurs mois après la période d’activité des remplaçants. L’une d’entre eux soutient ainsi qu’il lui aura fallu attendre 5 mois et une mise en demeure avant de percevoir ses honoraires. Pour le mis en cause, les remplaçants sont fautifs de ces retards en n’assurant pas comme ils l’auraient dû la facturation des actes réalisés auprès des patients. Lui-même se serait heurté à la difficulté de recruter une personne supplémentaire pour assurer les tâches administratives. Mais il y a aussi le fait que l’IDEL a continué d’exercer son activité en même temps que ces remplaçants, ce qu’interdit le code de déontologie.
En février 2023, il met toutefois fin à cette organisation pour privilégier le recrutement d’IDEL qu’il salarie. Avec, dans les contrats qu’il leur fait signer – cinq en CDI, un en CDD –, des stipulations qui établissent bien un lien hiérarchique et les font différer des contrats de collaboration, normalement d’usage entre IDEL. Les infirmières salariées sont ainsi contraintes d’exercer leurs attributions « sous l’autorité et dans le cadre des instructions données par [leur] cadre par leur supérieur hiérarchique » ou de solliciter « l’accord de [leur] employeur pour toute activité professionnelle complémentaire », relèvera la chambre de première instance de Nouvelle-Aquitaine, citant les dispositions de ces contrats. Pour justifier cette forme d’organisation, l’IDEL avance la situation du territoire sur lequel il exerce. La zone est en effet surdotée en infirmiers, ce qui l’empêche de faire appel à des collaborateurs. L’argument émeut peu la chambre de première instance, qui voit dans cette démarche un moyen « visant à capter une patientèle à laquelle il n’est pas en mesure de donner des soins dans des conditions régulières et conformes à ses obligations déontologiques » et relevant donc d’une « pratique purement commerciale » de sa profession d’infirmier.
3 ans d’interdiction d’exercer en première instance
Pour couronner le tout, ce n’est pas la première fois que le mis en cause est épinglé par une juridiction. En 2017, il a en effet été condamné par le tribunal correctionnel de Bayonne pour escroquerie, pour avoir facturé des actes fictifs et des actes ne correspondant pas à une prescription, et pour surfacturation d’actes. Il avait alors écopé d’une amende de 20 000 euros et avait dû verser 47 618 euros à l’Assurance maladie au titre des dommages et intérêts. Une circonstance aggravante, a jugé la chambre de première instance, même si l’IDEL estime, de son côté, que cette condamnation est décorrélée des autres faits qu’on lui reproche. Additionnés, ceux-ci justifient une sanction, lourde, soit une interdiction temporaire d’exercer de 3 ans.
Selon le code de santé publique, durant la période de remplacement, l'infirmier remplacé doit s'abstenir de toute activité professionnelle infirmière, sous réserve des hypothèses de non-assistance à personne en péril et de demande de l'autorité en cas d'urgence, de sinistre ou de calamité.
Un manquement aux règles encadrant les remplacements
Sollicitée par le mis en cause en appel en avril 2024, la chambre disciplinaire nationale va finalement choisir de réformer la sanction, en la réduisant à une interdiction d’exercer de trois mois, dont deux avec sursis. Dans sa décision, publiée en avril 2025, elle vient d’une part appuyer la sanction infligée par le tribunal de Bayonne. Malgré la non-réitération des faits ayant entraîné sa condamnation et leur « caractère étranger » à l’affaire jugée, ils engagent toutefois sa responsabilité déontologique. Et ils ne sont pas soumis à prescription.
La chambre nationale sanctionne d’autre part le recours à des remplaçants hors du cadre autorisé par le code de déontologie. Selon l’article R4312-84 du code de santé publique, « durant la période de remplacement, l'infirmier remplacé doit s'abstenir de toute activité professionnelle infirmière, sous réserve des hypothèses de non-assistance à personne en péril et de demande de l'autorité en cas d'urgence, de sinistre ou de calamité ». Or, souligne la juridiction, le mis en cause a bien exercé en même temps que ses remplaçants, et l’argument selon lequel il n’a pas pu recourir à des contrats de collaboration « ne permet pas d’excuser le comportement reproché ».
Un IDEL est autorisé à exercer comme salarié d’un autre IDEL, mais aucune disposition du code de la santé ni aucun principe de déontologie ne vient encadrer cette possibilité.
C’est que la juridiction se retrouve tout simplement face à un vide juridique : le code de santé publique n’a en effet tout simplement pas prévu le cas de figure d’un IDEL qui salarierait un autre IDEL Pour faire valoir son bon droit, le mis en cause met ainsi en avant l’Article 12 de l’avenant 6 de la convention nationale des infirmiers libéraux conclu en mars 2019. Celui-ci se penche sur les « conditions particulières d’exercices des salariés des infirmiers libéraux » et autorise un IDEL à exercer comme salarié d’un autre IDEL. Mais aucune disposition du code de la santé ni aucun principe de déontologie ne vient encadrer cette possibilité. « Le pouvoir réglementaire n’a édicté aucune règle de substitution, ni en sens inverse en faveur de la « liberté absolue d’embauche », ni explicitement relativement à la faculté de recourir de manière encadrée à des contrats de travail entre infirmiers », en précisant le nombre maximum d’embauches possibles par cabinet infirmier, par exemple, souligne ainsi la chambre. Ce qui laisse, dans les faits, une certaine latitude, même si la chambre de première instance relevait, elle, dans sa décision qu’un infirmier ne peut pas s’entourer d’un nombre « illimité » de salariés ni y avoir recours en toute circonstance.
Une lacune au sein du code de déontologie
La chambre disciplinaire nationale mobilise de son côté les articles R4312-65 et R4312-66, qui régissent l’établissement des contrats pour les infirmiers exerçant comme salariés en structures privées et publiques. Or, le premier évoque simplement l’exercice « au sein d’une entreprise, d’une collectivité ou d’une institution. » Les auteurs du texte, observe-t-elle, n’ont pu cibler ici que les entités du médico-social relevant du code du l’action sociale et des familles, et « n’ont pas pu envisager l’hypothèse d’un cabinet libéral d’infirmier, qui, du reste, n’aurait pu être assimilé à une « entreprise » ». Il ressort donc qu’il existe « une forme de lacune dans les textes » au niveau du code de déontologie qui entraîne un manque de réglementation sur les contrats salariés, à la différence des contrats de collaboration ou de remplacement. Conséquence : la chambre ne peut pas trancher sur la question, l’infirmier mis en cause ne contrevenant pas à un texte de loi spécifique. Impossible, donc, de prendre en compte ces faits dans l’application de la sanction. « Cette supposée lacune du code de déontologie des infirmiers, pour opportune et légitime qu’elle serait à combler, ne peut l’être par voie jurisprudentielle », achève enfin la chambre disciplinaire nationale.
ÉTHIQUE
Hors équipe soignante, la consultation du dossier d'un patient est proscrite sans son consentement
RÉMUNÉRATIONS
Quels plafonds de rémunération pour les infirmiers en intérim ?
LÉGISLATIF
Veille réglementaire du 1er au 31 Août 2025
VAE
Un décret met à jour les conditions de candidature à une validation des acquis de l'expérience