Conséquences encore perceptibles de la pandémie de Covid-19, conflits armés, crise climatique et insécurité alimentaire et leurs cortèges de victimes…Les soubresauts violents qui agitent le monde impactent l’ensemble de ses populations. Et en particulier sur la santé psychique. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en 2019, soit même avant la crise sanitaire, « 970 millions de personnes dans le monde présentaient un trouble mental, les troubles anxieux et les troubles dépressifs étant les plus courants. »
« 90% des personnes qui vivent avec un trouble sévère comme la schizophrénie ne reçoivent aucun soin », ajoute Nathalie Maltais, professeure agrégée du département des sciences de la santé à l’université du Québec, présidente du Comité exécutif des infirmiers en santé mentale du Secrétariat international des infirmières et des infirmiers de l'espace francophone (SIDIIEF)*.
Une "urgence à agir" en santé mentale
Les troubles dépressifs ont ainsi augmenté de 27,6%, et les troubles anxieux, de 25,6%, avance-t-elle. Et certaines populations sont plus exposées que d’autres : les femmes, plus victimes de dépression que les hommes (5,1% vs 3,6% selon chiffres OMS de 2018), la communauté LGBTQ+, dont les membres présentent deux fois plus de risques de développer un trouble de santé mentale ou d’abus de substances illicites, les migrants. Ou encore les adolescentes, pour lesquelles le nombre d’hospitalisations pour tentative de suicide ou geste d’automutilation augmente.
Les infirmiers sont « capables d’évaluer la condition physique et mentale d’une personne symptomatique », d’identifier les éventuelles comorbidités et les problématiques de santé complexes.
Or, s’il y a « urgence à agir », relève Nathalie Maltais, le secteur de la santé mentale demeure le parent pauvre, sinistré, du secteur global de la santé. En cause, un phénomène toujours prégnant de stigmatisation, des patients comme des professionnels de santé qui y exercent, auquel s’adjoint – quand il n’en est pas la conséquence directe – un manque criant de personnel. « La pandémie de Covid a suscité un intérêt » pour la santé mentale, du fait de ses impacts, « mais on a aussi vu un sous-investissement historique dans les services qui lui sont consacrés. »
L'infirmier et l'atout d'une prise en charge "holistique"
C’est dans ce contexte que le rôle, « unique et multiple », de l’infirmier dans l’amélioration de l’accès aux soins et de l’accompagnement des patients prend tout son sens, selon Nathalie Maltais, et dont il faut réinventer la mise en application.
Les infirmiers sont « capables d’évaluer la condition physique et mentale d’une personne symptomatique », d’identifier les éventuelles comorbidités et les problématiques de santé complexes. Du fait de leur proximité avec les patients, ils sont à même d’effectuer une surveillance clinique tout en prenant en compte les déterminants sociaux et environnementaux qui peuvent avoir un impact sur la santé mentale. Et, confrontés aux mesures de contention, ils sont aussi en première ligne pour envisager des réponses alternatives lors d’une crise. « Nous sommes en train de changer la pratique », de choisir le dialogue « plutôt que d’utiliser ce type de mesures, car nous ne voulons pas non plus violer les droits et les valeurs des personnes » qui souffrent de ce type de troubles. Surtout, les infirmiers sont au cœur d’une prise en charge holistique, indispensable en matière de santé mentale ; et ce d’autant plus que les soins somatiques passent encore trop souvent au second plan dès lors que tombe un diagnostic de trouble psychique ou psychiatrique. « On appelle ça le « masquage diagnostic » », explique-t-elle. Soit « des patients qui viennent pour un trouble physique et qui ne sont pas pris en compte parce qu’il y a déjà un diagnostic de trouble en santé mentale dans leur dossier. »
Un besoin de savoir-faire et de savoir-être
Cette vision du rôle de l’infirmier se heurte toutefois à une réalité : pour remplir un tel rôle, il faut posséder un certain nombre de connaissances, théoriques – en psycho-pathologie, voire en pharmacologie – et cliniques (repérage et évaluation des signes de détresse et des troubles possibles, capacité à orienter vers les bons professionnels de santé…). S’y ajoute le relationnel : « savoir mener un entretien, savoir aussi adapter sa posture » et « bien entendu l’empathie », liste ainsi Adrien Colin, infirmier psychiatrique au Centre hospitalier de Luxembourg, en unité de soins adultes, psychiatrie intensive.
La capacité à travailler en équipe est essentielle parce que le travail interdisciplinaire, c’est le secret de la prise en charge holistique des patients.
En psychiatrie, « Il y a les savoir-être et les savoir-faire. Les savoir-faire, c’est ce qu’on attend de la formation de base », rebondit Cécile Bergot, infirmière et cadre supérieur de santé au sein du GHU Paris psychiatrie et neurosciences. Les savoir-être, eux, s’acquièrent directement sur le terrain, auprès de collègues plus expérimentés, via notamment le mentorat. « J’ajoute qu’il est indispensable de se forger », complète Doris El-Choueifaty, cadre infirmier supérieur en psychiatrie au CHU Hôtel-Dieu-de-France au Liban et membre fondateur de l’Association francophone pour les malades mentaux. Il insiste sur « la gestion des émotions, l’écoute active, la communication non-verbale », la capacité à « travailler en équipe parce que le travail interdisciplinaire, c’est le secret de la prise en charge holistique des patients. »
Des formations insuffisantes et incomplètes
Mais – et c’est là que le bât blesse – cette acquisition des connaissances est rendue difficile à la fois par des formations initiales encore bien trop incomplètes en matière de santé mentale et par un fort turn-over dans les services, qui obèrent la capacité des infirmiers plus spécialisés à transmettre leurs savoirs aux professionnels qui ont moins d’expérience. « Il y a une vraie réflexion à avoir sur les moyens de mettre en place ce mentorat, pour trouver des solutions, accompagner tout ce savoir-être et ce savoir-faire, qui sont les deux bases requises pour les infirmiers en santé mentale », défend Cécile Bergot. Et il y a cet écart à combler entre la formation initiale et celles qui permettent de se spécialiser. En France, il faut enfin compter avec la stigmatisation dont souffre le secteur, qui négligerait les gestes pratiques. « Quand les étudiants sortent de formation » et prennent un premier poste, ils ne choisissent pas la psychiatrie car ils craignent de « perdre leur technique », déplore-t-elle. « Alors que pour moi, la santé mentale, c’est un tout. » La réforme du référentiel de formation, enclenchée à la suite de celle, globale, du métier, constitue une opportunité de renforcer ces connaissances initiales.
Comment rendre le travail en psychiatrie plus visible ?
Mais si une meilleure formation est l’une des conditions pour mieux intégrer les infirmiers en santé mentale dans les systèmes de santé, elle ne suffit pas. Car encore faut-il que leur travail soit visible. Et reconnu. Il faut aller « sur de la donnée probante », encourage ainsi Cécile Bergot. « En santé mentale, on est souvent dans un travail un peu invisible qu’on a du mal à valoriser », alors qu’il y a toujours « des possibilités de communiquer, même dans son établissement à un niveau plus modeste. » Elle enjoint également à « ouvrir le prisme » en sollicitant plus largement des patients partenaires, dont la présence peut contribuer à cette valorisation. Il faut « faire reconnaître les compétences et attributions, […] sur la psycho-éducation par exemple », à la fois des infirmiers spécialisés en psychiatrie et des infirmiers plus généralistes qui s’impliquent dans ce secteur, plaide de son côté Adrien Colin. Une reconnaissance qui ne peut pas faire l’impasse sur une revalorisation des grilles salariales de ces professionnels de santé spécialisés, et qui s’accompagnerait de la légitimation d’un « titre, d’un profil, d’un poste », ajoute Doris El-Choueifaty.
Des initiatives qui améliorent la prise en charge
Mais en attendant, des initiatives locales existent pour favoriser et améliorer la prise en charge et l’accompagnement des patients souffrant de troubles psychiques ou psychiatriques. À commencer par l’instauration d’équipes mobiles qui répondent aux urgences en santé mentale, qui ont fait leurs preuves aussi bien en France qu’en Belgique et au Liban. Celles-ci « vont voir directement le patient en rue, en squat ou dans leur logement, et les infirmières psychiatriques y ont tout leur rôle », déroule notamment Thomas Pelseneer, infirmier spécialisé en santé mentale et psychiatrie et coordinateur paramédical de l’Institut de psychiatrie du Centre hospitalier psychiatrique universitaire, en Belgique. « Ça coute moins cher de payer une infirmière en psychiatrie ou un médecin qui font le relais avec le milieu hospitalier », l’intervention des équipes pouvant être « quasiment gratuite » pour les patients en fonction de leur niveau d’assurance.
L'utilité de la médiation transculturelle
L’infirmier met également en avant la médiation transculturelle auprès des patients issus de communautés migrantes, qui améliorent l’accès aux soins et l’adhésion aux traitements chez « ces publics qui n’ont jamais entendu parler d’un psychologue ou de santé mentale. Dans certaines régions du monde, on traite toujours la psychose à coup de lapidation, donc pour ces personnes c’est très important d’avoir quelqu’un de leur communauté qui peut transposer le discours médical et psychologique vers un discours compréhensible pour elles. » Toujours à destination de ces populations vulnérables, une clinique a été créée par une organisation non gouvernementale (ONG), avec pour objectif de « fournir des soins cliniques en santé mentale gratuits et immédiats. » Au centre du parcours : une infirmière en psychiatrie, habilitée à initier des traitements sans l’aval des médecins ou à mener des entretiens sur l’adhérence et la compréhension du traitement… « On s’est rendu compte qu’on réduisait le nombre de patients en file active parce qu’ils se sentaient mieux et qu’on avait moins besoin d’accéder au secteur hospitalier », observe Thomas Pelseneer. Problème, un tel dispositif n’est possible que dans le cadre de l’humanitaire.
Au Liban, enfin, ce sont des campagnes de déstigmatisation des troubles de la santé mentale qui ont été organisées, via différents supports. « Nous avons créé des films sur 6 maladies mentales, et des bandes-dessinées sur 6 autres, qu’on distribue au cours de différentes campagnes » de sensibilisation, témoigne Doris El-Choueifaty. L’objectif : « démystifier la maladie mentale » pour que les personnes qui en souffrent n’aient pas honte ni peur de consulter des professionnels de santé lorsque des symptômes apparaissent.
*Propos recueillis lors du panel « Réinventer la santé mentale : le rôle essentiel des infirmières et infirmiers pour un accès à des soins de qualité » organisé lors du Congrès mondial du Sidiief, du 2 au 5 juin 2025, à Lausanne.
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