Il y a d’abord un constat, toujours le même : celui d’un vieillissement de la population et de son corollaire, l’augmentation des maladies chroniques. Avec, en face, un système de santé qui ne répond plus que difficilement aux demandes et besoins de santé, du fait notamment de son organisation, érigée autour de la parole médicale. Il faut « questionner la construction juridique des métiers de la santé, qui est un peu ancienne », a en effet fait valoir Sébastien Guerard, kinésithérapeute et président de l’Union nationale des professionnels de santé (UNPS), lors du dernier débat organisé par les Contrepoints de la santé* sur l’interprofessionnalité. « Elle s’appuie sur le monopole médical ; et toutes les autres professions de santé sont construites par dérogation à ce monopole. » Une règle, souligne-t-il, qui a plus de 150 ans et qui fait du médecin la porte d’entrée unique vers le système de santé. Or, depuis, la population a changé et ses besoins aussi. De même que le contexte médical : « Quid quand il y a pénurie de médecins ? » Alors le patient se tourne vers les services d’urgences, au risque d’entraîner saturation et engorgement, ou bien vers des pratiques alternatives qui font peser un danger sur la santé publique. D’où la nécessité de favoriser l’interprofessionnalité, qui suppose d’ouvrir aux autres professions de santé des missions jusque-là autorisées aux seuls médecins, en les faisant évoluer.
La loi infirmière consacre l'évolution du métier
La récente loi infirmière, votée à l’Assemblée nationale en mars 2025 puis au Sénat deux mois après, s’inscrit dans cette nécessité. Elle était « essentielle » et « attendue depuis de nombreuses années », souligne Daniel Guillerm, président de la Fédération nationale des infirmiers (FNI), rappelant que le précédent référentiel de la profession datait de 2004. Il s’agit d’une loi cadre qui permet de poser la définition de 3 notions : la consultation infirmière, le diagnostic infirmier, et la prescription infirmière. Autant de termes qui, jusqu’à présent, relevaient du champ lexical de la médecine. « Quand il a fallu défendre ces termes, on s’est heurté à une sorte de confiscation sémantique, notamment de la part médicale, par méconnaissance de ce que sont les diagnostics infirmiers. » Il faut donc reposer les bases de définition de ces concepts : là où le diagnostic médical vient identifier une pathologie dans l’optique de mettre en place un traitement adéquat, le diagnostic infirmier, lui, permet d’apporter « une réponse aux problématiques sociales, psycho-sociales, environnementales » d’un patient atteint d’un problème de santé. Quant aux consultations infirmières, elles n’ont pas à avoir une visée généraliste. « Ça n’aurait aucun sens. Par contre, il faut se caler sur des domaines d’expertise spécifiques des infirmiers pour avoir des consultations ciblées ». Et de prendre l’exemple de la prise en charge d’une plaie : trop souvent, le patient consulte un médecin qui, pour prescrire un traitement, sollicite l’avis de l’infirmier.
La réforme infirmière est d’abord une réforme pour le métier, ce n’est pas une réponse à des problèmes externes. Elle n’a pas été faite pour répondre à la désertification médicale.
En faisant évoluer la profession vers plus d’autonomie, la loi infirmière doit pouvoir libérer du temps médical, mais aussi fluidifier les parcours. « L’augmentation des prérogatives des infirmiers, des kinésithérapeutes, des pharmaciens augmente les portes d’entrée » vers le système de santé, estime-t-il. « Ce qui ne veut pas dire qu’on va se substituer au médecin traitant. ». D’ailleurs, « la réforme infirmière est d’abord une réforme pour le métier, ce n’est pas une réponse à des problèmes externes. Elle n’a pas été faite pour répondre à la désertification médicale ».
L'accès direct, une évolution nécessaire à l'exercice IPA en ville
Le même constat peut être dressé pour la pratique avancée. Quand, en 2018, les premiers textes définissant et cadrant l’exercice infirmier en pratique avancée (IPA) ont été publiés, ce dernier a été perçu comme « la solution ultime », celle « qui allait résoudre tous les maux du système de santé. On a vite déchanté », poursuit le président de la FNI. En plaçant les IPA sous la tutelle médicale, les parlementaires ont limité son autonomie et provoqué des « effets contrariés », notamment en ville où l’accès à un tel professionnel de santé a d’abord été conditionné par la délégation médicale. « Et vous imaginez bien que les médecins n’étaient pas prompts en libéral à déléguer. » À l’arrivée, la montée en charge des IPA a été bien plus lente que prévue. Ils ne sont que quelques milliers à exercer, et seuls environ 200 d’entre eux le font strictement en libéral. La loi sur l’accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé, dite loi Rist, votée en mai 2023, bien que décevante sur certains points, a été pensée comme une réponse « au constat de cette non-viabilité de l’exercice IPA en ville », défend Stéphanie Rist, députée Renaissance à l’origine du texte. Tel que pensé lors de son introduction dans le système de santé, le modèle « ne répondait pas aux besoins parce que les médecins ne voyaient pas l’intérêt d’envoyer les patients vers les IPA. »
La réponse apportée passe donc par l’accès direct et la primo-prescription, mais qui s’inscrit dans un canevas particulier : celui de l’exercice coordonné. Cette évolution, qui doit s'accompagner d'une revalorisation de l'exercice dans le cadre des prochaines négociations conventionnelles, était certes attendue par les IPA, mais elle ne va pas sans soulever quelques doutes. Il y a déjà le nombre très faible d’IPA qui exercent en structure de soins coordonnés : 18%, selon Daniel Guillerm, ce qui « ne répond pas à la demande en soin ». Et puis, il y a la question de la fluidité des parcours, sujet d’inquiétude chez les médecins. « La crainte, c’est que la liste des produits que les IPA peuvent prescrire est finie », observe Paul Frappé, le président du collège de médecine générale. « Il n’est pas certain que les patients qui renouvelleront une partie de leur traitement chez un IPA ne feront pas ensuite coup double chez leur médecin traitant parce que les traitements de la prostate, par exemple, sont à renouveler aussi mais uniquement par le médecin. » Et d’ajouter que la coordination peut constituer une réponse à cette problématique mais qu’elle-même se heurte à son propre écueil : « chacun a son propre regard sur la coordination » et donc sur ce qu’elle implique comme répartition des missions.
Il faut penser l'interprofessionnalité dans un cadre global
Et l’interprofessionnalité, dans tout ça ? Si des résistances demeurent face à l’évolution de certaines professions de santé, notamment du lobby médical, sur le terrain, les choses changent. « Tout le monde se sent concerné par la problématique de l’accès aux soins », affirme Paul Frappé. « Et tout le monde a conscience qu’il y a besoin d’un choc d’évolution dans l’ensemble des métiers de la santé et dans le fonctionnement du système de santé. » Reconnaître le diagnostic infirmier ou pharmacien ne se résume pas à nier le rôle du médecin dans la prise en charge, fait-il valoir. « Mais cela demande de remettre en question un certain nombre de certitudes, et de s’interroger sur le projet pour la médecine générale. »
Car il est là, le nœud du problème : une réelle interprofessionnalité n’est possible que si un projet global et cohérent préside à la transformation du système de santé. « On multiplie des dispositifs dérogatoires, soit à travers des propositions de lois ou des expérimentations, parce que personne n’a eu le courage de mettre ce sujet sur la table », remarque en effet Sébastien Guerard. « Je ne pense pas que l’on puisse construire d’un côté un référentiel pour les médecins, puis un pour les kinés, un autre pour les infirmiers… en silo, comme on a trop l’habitude de le faire. » Une voie plus pertinente consisterait plutôt à remettre « les choses à plat » et identifier ce qui relève du cœur du métier de médecin et ce qui relève de la compétence partagée avec les autres professions de santé. « La notion d’accès direct, ce n’est pas un élargissement de nos compétences, c’est pouvoir faire notre travail avant d’avoir à en parler avec le médecin. Ce n’est pas une redéfinition des compétences métiers, c’est mieux nous utiliser dans le système de santé », donne-t-il en exemple.
Quand les métiers évoluent, ça permet de faire gagner le patient.
Et il y a urgence : le vieillissement de la population fait peser un risque sur la soutenabilité du système de santé. À l’heure actuelle, 1,3 millions de personnes en France ont plus de 85 ans ; en 2060, elles seront 5 millions et d’ici là l’espérance de vie aura augmenté de 6 à 7 ans. « Quand les métiers évoluent, ça permet de faire gagner le patient », estime Stéphanie Rist. « Je crois que tout le monde est gagnant quand tous les métiers évoluent et qu’on leur fait confiance sur les compétences qu’ils possèdent. » Et ce n’est pas du côté des usagers du système de santé qu’on la contredira. Selon le dernier baromètre sur l’interprofessionnalité réalisé par Viavoice pour Les Contrepoints, 80% des Français interrogés soutiennent l’élargissement des compétences des pharmaciens, infirmiers, ou encore kinésithérapeutes pour effectuer des actes aujourd’hui réservés aux médecins, et 26% perçoivent la coordination entre professionnels comme une solution à la problématique de l’accès aux soins, juste derrière le recrutement de médecins (53%).
* « L’interprofessionnalité au secours de l’offre de soins ? », 26 mai 2025.
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