Il y a d’abord un constat, celui des chiffres. En novembre 2024, l'enquête ouverte par l’Ordre national des infirmiers (ONI) révèle que la moitié des infirmiers a été confrontée à ce type de violences. « 24% des répondants ont aussi fait état d’effets délétères de ces violences sur leur santé et leur vie sociale et intime », souligne Samira Ahayan, secrétaire générale de l’ONI, lors de la table ronde du Salon infirmier 2025*. Les étudiants en soins infirmiers ne sont évidemment pas épargnés. Dans sa dernière enquête « Bien-être », la Fédération nationale des étudiants en sciences infirmières (FNESI) estime à 16% la part des ESI à en avoir été victimes, essentiellement au cours de leurs stages. Et si le chiffre est moindre par rapport aux déclarations des professionnels en exercice, c’est en grande partie parce que ces faits ne sont pas « conscientisés » sur le moment par les étudiants, mais le sont souvent bien plus tard, a réagi Ilona Denis, la présidente de la Fédération. Un constat qui complète celui établi plu tôt dans le monde médical. En juin 2024, le second baromètre réalisé par l’association "Donner des elles à la santé" relevait que 3 femmes médecins sur 4 avaient été victimes au moins une fois de VSS entre 2023 et 2024.
La culture carabine, une hiérarchie pesante et l'omerta
Face à cette litanie de chiffres, comment expliquer la permanence de ces violences dans le secteur de la santé ? Il y a d’abord la fameuse « culture carabine », avance le Dr Elsa Mhanna, secrétaire générale de l’association "Donner des elles à la santé". Cette culture qui caractérise encore trop souvent les relations hiérarchiques entre médecins et autres professions de santé et « dans laquelle on inclut toutes les VSS, et qui les normalise. » Et dont le fonctionnement inhérent à l’hôpital facilite le maintien. C’est le deuxième facteur : l’environnement des professionnels de santé et son organisation, par ailleurs mise à mal par le manque de moyens humains. « Les personnes qui viennent en stage sont jeunes et travaillent dans un lieu où la hiérarchie est très marquée, avec des horaires atypiques », liste Nicolas Delmas, chef de projet Attractivité au sein de la Direction générale de l’offre de soins (DGOS). Et avec un encadrement qui fait souvent défaut. « Cela favorise donc les VSS. »
Les étudiants ont très peur de parler, surtout en stage, car la validation dépend beaucoup du tuteur. Et si c'est lui l’auteur des violences, il y a peu de chances qu’ils les signalent.
Et il y a enfin l’omerta, qui frappe notamment durement les étudiants. « Ils ont très peur de parler, surtout en stage, car la validation dépend beaucoup du tuteur. Et si c'est lui l’auteur des violences, il y a peu de chances qu’ils les signale », observe Ilona Denis. Pour ces futurs professionnels, la peine est même double. Car quand bien même ils souhaiteraient signaler ces faits de violences, ils ignorent souvent comment s’y prendre. « Les étudiants ne sont pas encore inclus dans le système de santé, il leur est donc difficile de trouver les ressources, de signaler les faits auprès des centres hospitaliers ou auprès des universités », a-t-elle poursuivi. « Ils n’appartiennent ni à l'un ni aux autres et ne savent donc pas à quel endroit ils peuvent les signaler. »
Faciliter la déclaration des violences sexistes et sexuelles
Pourtant, il existe déjà des dispositifs qui permettent de signaler ces VSS. Tel est le cas de la Coordination nationale d’accompagnement des étudiantes (Cnaé), rappelle Nicolas Delmas. Soit une plateforme d’écoute mise en place par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche qui donne notamment aux étudiants la possibilité de faire remonter « des situations pouvant relever d'une qualification pénale » : discriminations, harcèlement et VSS. La FNESI travaille justement beaucoup avec la Cnaé, rapporte sa présidente. C’est vers elle qu’elle oriente les étudiants qui la contactent après avoir été victimes de ce type de violences. L’Ordre des infirmiers, lui, a mis en place des référents dans chacun de ses Conseils départementaux. Ils accompagnent les infirmiers qui sont victimes de violences, dont sexistes et sexuelles, notamment dans leur parcours juridique.
Il n’existe pas de plateforme de signalement pour les professionnels de santé libéraux ; quant aux hospitaliers, ils sont très dépendants de leur établissement.
Une proposition de loi déposée à l'Assemblée
Il y a toutefois des trous dans la raquette, des « impensés », admet Nicolas Delmas. Il n’existe pas de plateforme de signalement pour les professionnels de santé libéraux ; quant aux hospitaliers, ils sont très dépendants de leur établissement. Car tous ne disposent pas nécessairement d’un tel dispositif en interne. Et il y a toutes ces professions de santé qui ne sont pas réglementées et qui ne bénéficient donc pas du soutien d'un Ordre : aides-soignants, ergothérapeutes… « L’objectif est d’avoir une plateforme globale, pour avoir une image la plus exhaustive possible de ces faits de violences grâce à leur signalement » . Pour faciliter les déclarations, une proposition de loi visant à renforcer la sécurité des professionnels de santé, déposée auprès de l’Assemblée nationale en janvier 2024, prévoit de donner la possibilité aux établissements de déposer plainte en lieu et place des soignants victimes. « Beaucoup de professionnels ne veulent pas être en contact avec les forces de l’ordre », a poursuivi Nicolas Delmas. Une telle loi peut donc « changer radicalement les choses ».
Pour des sanctions à hauteur des faits et leur application
Car la finalité, au bout de ces remontées, est de punir les auteurs de violences sexistes et sexuelles. Cette même loi propose d’ailleurs de renforcer les sanctions à l'encontre d'auteurs de violences quelles qu'elles soient, qui pourront aller jusqu’à 5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. Le texte, adopté en première lecture par les députés en mars 2024, devrait être examiné par le Sénat en mai 2025, après un passage par sa Commission des affaires sociales. L’ensemble de ces mesures sont d’ores et déjà intégrées dans le plan de lutte contre les violences sexistes et sexuelles présenté par Yannick Neuder, le ministre chargé de la Santé, en janvier dernier.
Quand un infirmier commet un tel acte, il est radié, alors que ce n’est pas le cas pour un médecin.
Mais s’il faut adopter une aggravation des peines, il faut également en assurer l’égale application pour tous. Professionnels de santé compris. « Dans le monde médical, les sanctions ne correspondent pas toujours à la gravité des faits », remarque Nicolas Delmas. « Quand un infirmier commet un tel acte, il est radié, alors que ce n’est pas le cas pour un médecin. » Il défend ainsi la présence, au sein des conseils de discipline de chaque profession de santé réglementée, de « personnes qualifiées sur les violences sexistes et sexuelles, qui ne prendront pas part au vote, mais qui permettront de sensibiliser sur le sujet. » Et ces sanctions doivent être affichées, afin notamment d’encourager les victimes à se manifester et à signaler les faits de violence, mais aussi parce qu’elles ont un effet dissuasif, insiste le Dr Elsa Mhanna.
L'Ordre infirmier et la Miprof ensemble contre les violences sexistes et sexuelles
L’Ordre des infirmiers a saisi l’occasion du Salon infirmier pour signer une convention avec la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof). L’objectif : « unir leurs efforts pour mieux lutter contre les violences sexistes et sexuelles », en s’engageant à :
- Élaborer des contenus valorisant les bonnes pratiques professionnelles pour détecter et accompagner les victimes de VSS ;
- Désigner des référent(.e)s chargé(.e)s du traitement des signalements de violences, y compris sexistes et sexuelles, les doter de fiches spécifiques sur le repérage par le questionnement systématique, l’accompagnement et l’orientation des victimes, et organiser une session annuelle de formation. La formation de référents par département est en effet l’une des solutions évoquées par l’Ordre pour lutter contre le phénomène.
- Échanger des informations quantitatives et anonymisées sur les signalements de VSS identifiés par les infirmiers, via les décisions rendues par les chambres disciplinaires contre ces professionnels ainsi que sur les plaintes pénales déposées par le Conseil national de l'Ordre infirmier en relation avec des faits ce type, afin de nourrir l’Observatoire national des violences faites aux femmes.
« Par ailleurs, les infirmières et infirmiers, en contact étroit avec leurs patients et patientes, sont en première ligne pour détecter des signes de violence, et venir en aide aux victimes. Il s’agit d’une obligation déontologique impliquant de mettre en œuvre, avec prudence et circonspection, les moyens les plus adéquats pour protéger chaque victime », a de plus précisé l’Ordre.
Des déclarations toutefois en hausse
Si les choses évoluent lentement sur le front de la lutte contre ces violences au sein du secteur de la santé, il y a toutefois des signes encourageants. Le mouvement #MeToo Hôpital, déclenché par la révélation de l’affaire Patrick Pelloux, l’urgentiste accusé en avril 2024 de harcèlement moral et sexuel, a provoqué une réelle prise de conscience. « Le #MeToo hôpital a été un réel catalyseur pour la tolérance 0 », et a influencé la position depuis affichée par le ministère de la Santé, estime Elsa Mhanna. « Le fait qu’il y ait un #MeToo Hôpital et deux enquêtes menées parallèlement par les Ordres des médecins et des infirmiers, a entraîné, on le voit, une hausse des déclarations », abonde Nicolas Delmas.
Il y a 20 ans, une déclaration sexiste n’aurait jamais été signalée.
Si les VSS sont toujours bien présentes, du moins les professionnels prennent-ils l’habitude de les déclarer. Une petite révolution. « Il y a 20 ans, une déclaration sexiste n’aurait jamais été signalée », relève le représentant de la DGOS. C’est la féminisation de la profession médicale qui a provoqué ce changement de culture, même si beaucoup reste encore à faire. Car « il n’est pas admissible de devoir travailler et subir des comportements violents », a martelé Samira Ahayan, concluant sur la nécessité d’améliorer la communication et l’information sur « ce qu’est une VSS, et à quel point elle peut être délétère. »
*Qui s’est tenu Porte de Versailles (Paris), les 26 et 27 mars 2025.
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